New York.

C’est l’événement théâtral de la saison. Il n’est pas encore arrivé à Broadway ni, à plus forte raison, en Europe.

Mais, dans le Public Theater du bas de la ville où règne le légendaire Oskar Eustis, il fait salle comble tous les soirs, voit ses places vendues au marché noir dix fois leur prix et peut d’ores et déjà se flatter d’avoir fait défiler quelques-unes des figures les plus emblématiques du Tout-New York, Washington et Hollywood – de Madonna à Robert De Niro, de Michael Bloomberg à Paul McCartney, de Michelle Obama au clan Clinton au grand complet.

Il faut dire que ce Hamilton, incarné par Lin-Manuel Miranda et mis en scène par Thomas Kail, est le spectacle le plus étonnant que l’on ait vu, dans le genre, depuis longtemps. Il s’agit, comme son titre l’indique, d’une comédie musicale sur la vie et l’œuvre d’Alexander Hamilton, probablement le plus mal connu des pionniers de la nation américaine. Autour de lui surgissent et s’animent les Thomas Jefferson, George Washington et autres Aaron Burr qui, ensemble, ont fait la première révolution politique des temps modernes. Et cela donne deux heures d’un théâtre endiablé où l’on voit se rejouer ce qui fut aussi, on a tendance à l’oublier, la première guerre de libération nationale réussie de l’âge contemporain. L’originalité majeure de la pièce, cependant, réside dans l’interprétation qu’elle propose des personnages et, en particulier, du premier d’entre eux.

Alexander Hamilton est un jeune homme, bâtard, fils d’immigrés, juste arrivé de ses Caraïbes natales, affamé, sans le sou. Les autres « pères fondateurs » sont débarrassés, eux aussi, des perruques poudrées, des fracs, de l’air de solennité ennuyeuse et empesée dont la tradition les a affublés. Ils ont un romantisme à fleur de peau et de fusil qui fait d’eux des Byron d’outre-Atlantique dont Missolonghi serait devenu la patrie. Ils ont la volonté de faire l’Histoire, voire, comme on le dira bientôt, mais en Europe, de la casser en deux et de monter à l’assaut du ciel.

Ils ont le goût de la gloire, la vraie, celle qui hantera Saint-Just ou le premier Bonaparte et qui fait rêver d’inscrire son nom au fronton de la nation que l’on bâtit. Ils sont, aussi, quoi qu’on en ait dit, en guerre les uns contre les autres. Ils se déchirent, oui, dans des querelles de novices avançant dans le brouillard, sans certitude, sans cap, face à des choix où se jouent leur vie, leur mort, mais qui sont indécidables. Le temps lui-même est déraisonnable, hors de ses gonds, les précipitant dans des assauts furieux où, quand aucun ne cède, quand nul héritage ni sagesse acquise ne permet de trancher entre deux idées de l’État ou deux figures de son union, il n’y a pas d’autre solution que d’aller dans le New Jersey, où les duels sont tolérés, régler l’affaire au pistolet. Bref, il règne sur cette scène un air de révolte et de matin du monde, d’irrévérence et de liberté.

C’est comme un bal de têtes brûlées dont les grands rôles ont été distribués, de surcroît, à des Afro-Américains, des Portoricains, des Latinos : cette Nouvelle-Angleterre, née de l’ancienne, ne fut-elle pas l’œuvre, après tout, d’immigrants, d’immigrés, on dirait aujourd’hui de sans-papiers ? Et puis, ce bruit et cette fureur, ce récit national inintelligible, sur le moment, à ses auteurs eux-mêmes, cette aventure insensée dont la mise en scène tente de retrouver le sens caché, est-il indifférent que tout cela soit transposé dans un univers de hip-hop, de rap et de rock ?

Imaginez un débat sur le fédéralisme ou sur la nécessité, ou non, de se doter d’une banque centrale, sur des airs de reggae.

Des réunions de cabinet, au rythme d’un Mobb Deep.

Une vie rêvée à la Plutarque qui trouverait sa mélodie intérieure en s’accordant aux dissonances du rappeur assassiné

Tupac Shakur, ou les Brand Nubian, pour dire la fraternité d’armes avec La Fayette. Ou le duel final avec Burr et, donc, la mort de Hamilton dite dans un texte ponctué par Christopher Wallace, alias The Notorious B.I.G., l’autre jeune rappeur assassiné, comme Shakur, d’une balle dans le dos, à 24 ans.

Shakespeare, explique Oskar Eustis, a fait cela dans la première partie de son œuvre. Il a pris les voix de la rue pour en faire ses pentamètres et, avec eux, avec leurs iambes, raconter à l’Angleterre sa propre histoire encore dans les limbes. Eh bien, c’est ce que fait, à son tour, ce Hamilton. Mais il le fait, pour ainsi dire, à l’envers, en faisant entendre la rumeur de la rue d’aujourd’hui comme si c’était le vrai son de la voix humaine d’alors.

On aura compris que ce spectacle s’adresse à un pays où l’élection d’un président noir n’a pas empêché que l’on innocente les policiers Daniel Pantaleo et Darren Wilson.

On aura deviné ce qu’il peut dire à ceux des Américains qui n’ont plus la moindre idée de l’exceptionnalisme de leurs lointains aînés et qui, à Ferguson ou Baltimore, voient revenir dans la stupeur et l’effroi le démon des émeutes raciales d’autrefois.

Ce temps où d’illustres pionniers, qui ressemblaient à The Notorious B.I.G., inventaient une Amérique tumultueuse mais idéale, c’est ce que nous avons eu de meilleur, pensent peut-être les jeunes gens qui sortent de ce Hamilton.

Et qui sait si la grâce de ce théâtre, c’est-à-dire de cette parole engagée comme seule peut l’être la grande parole théâtrale, n’est pas de leur souffler l’idée : il est peut-être venu, le temps de réinventer ce que d’autres ont laissé choir dans le nihilisme et l’insouciance ?


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