Tout a commencé il y a cinq mois, à Kaboul, au moment de la mission d’évaluation que m’avaient confiée Jacques Chirac et Lionel Jospin.

Je rencontre Fahim Dashty, ce jeune journaliste tadjik qui se trouvait avec Massoud au moment de l’attentat à la caméra piégée et qui, pour l’heure, invente Kabul Weekly, le premier hebdomadaire libre de l’après-talibans.

Je le rencontre et me lie d’amitié avec lui, Dashty, mais aussi avec Reza, le photographe franco-iranien, compagnon de Massoud, qui est en train de créer Aïna, la première ONG dont l’activité consiste à fournir, non des vivres ou des médecins, mais des radios, des journaux et, en l’espèce, le Kabul Weekly en question.

Pourquoi pas la même chose en français ? me dis-je alors.

Pourquoi pas un mensuel, demain un hebdomadaire, en dari, en pachto, mais aussi en français, dans ce pays qu’ont aimé Kessel, Bouvier, les archéologues de la Dafa, et même Georges Pompidou ?

Rentrés à Paris, nous recrutons, à l’école de journalisme de Lille, où fut élève le président Karzaï, l’embryon d’une rédaction.

A Kaboul, nous écumons les lycées Istiqlal et Malalai, ces viviers de culture française, pour y trouver, garçons et filles, l’autre moitié de l’équipe.

L’ONG Aïna n’ayant pas les fonds, je la mets en relation avec la Fondation André Lévy, qui prend en charge le budget pour deux ans.

Je ne suis pas architecte, n’est-ce pas. Ni ingénieur. Ni rien qui permette de contribuer pratiquement à la reconstruction d’une ville, d’une armée, d’une police. Alors qu’un journal, n’est-ce pas… Je finis par vaguement savoir, à force, comment on fabrique un journal… En sorte que je me retrouve dans la situation d’il y a dix ans, à Sarajevo, quand, à la question : « que faire de concret pour les Bosniaques », je répondais : « un film » et me lançais, à corps perdu, dans le tournage de Bosna !. De nouveau, donc, Bosna !. Mon Bosna !, cette fois, ce sera Les Nouvelles de Kaboul.

Problème de constitution d’une rédaction qui doit, autour d’Olivier Puech, son directeur, être aussi paritaire que possible : autant d’Afghans que de Français, autant de femmes que d’hommes.

Problème de la part afghane de l’équipe : les journalistes, ici, ont été formés à la soviétique et, ensuite, à partir de l’arrivée des talibans, écrasés, humiliés, interdits de métier – comment sort-on de cela ?

Problème de la censure, voire de l’autocensure : mes camarades ont beau me dire que mon nom, dans l’« ours », suffira à sanctuariser le journal, je vois bien comment, dans un pays qui a perdu jusqu’au souvenir de ce qu’est une presse libre, le moindre chef local peut intimider, terroriser un journaliste – décision, alors, de ne signer que les tribunes et opinions, le reste des textes engageant collectivement la rédaction.

Problème de papier : il n’y a plus de papier à Kaboul.

Problèmes d’imprimerie : il n’y a pas d’imprimerie moderne à Kaboul – les talibans ont, avant de partir, pété les plombs.

Problème des traducteurs : disparus dans la nature, un jour, avec une partie de la copie – il faut, dans l’urgence, en trouver d’autres.

Problème des films – on dit, ici, les « calques » –, qu’on décide, une autre nuit, de courir confectionner au Pakistan ou à Dubaï : à la dernière minute, miracle ! une réparation de fortune donne quelques heures de vie de plus à la machine.

Problème de la bombe, en face du ministère de l’Information, le jour où il faudrait finir de négocier notre autorisation de paraître : là aussi, retard.

L’imprimeur, enfin, qui, le dernier soir, alors qu’il ne reste que quelques heures pour sortir, comme prévu, au matin de l’anniversaire de la mort de Massoud, nous dit : « impossible ; je n’ai plus d’encre ; plus de bras ; mes toutes dernières forces, je les consacre aux tracts officiels des cérémonies de demain » – et nous, alors, qui plaidons, supplions, lui montrons les textes de Chirac, Villepin, Kouchner, Ponfilly, Adler, Pontaut, en hommage, justement, à Massoud et, nouveau miracle, ça repart ! la nuit se passe à plier, massicoter, brocher à la main, un à un, les mille premiers exemplaires et je peux, au petit matin, comme promis, apporter les trois premiers à Karzaï, Qanouni et Wali, le frère cadet de Massoud.

Il reste, à l’heure où j’écris, à inventer un système de distribution pour ce journal hors normes.

Il reste à étoffer la petite troupe de gamins qui commencent, dès ce matin, à le vendre à la criée.

Il reste, surtout, à s’entendre avec les routiers pachtos, tadjiks, ouzbeks et hazaras, pour qu’ils le transportent dans les autres grandes villes du pays.

Mais Les Nouvelles de Kaboul existent. C’est un peu de France en Afghanistan. C’est un ferment de démocratie dans un pays qui vient de vivre vingt-trois ans sous l’œil des barbares. C’est, dans mon esprit mais aussi dans celui de quelques vieux Afghans, un peu de l’esprit de Franc-Tireur et de Combat qui ressuscite. Pour tous ceux qui ne se résignent pas, dans le monde musulman, au terrible face-à-face du fondamentalisme de Ben Laden et du laïcisme terroriste de Saddam Hussein, ce sera peut-être un lieu de plus pour le dialogue, l’esprit critique, l’expression du droit.


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