Terne, cette campagne ? Mortelle d’ennui ? Oui, sans doute… Encore que… Des temps forts. Des vraies scènes. Et, sur ces scènes, au fil de cette dernière élection du siècle, toute une série d’affrontements, reclassements, différends, rapprochements, qui dessinent peut-être, mine de rien, le paysage des années qui viennent.

Sarkozy-Bayrou. L’âpreté inattendue de leur débat. Le couple bizarre, et bancal, que formeront désormais ces deux « hommes du président ». On songe à ce film d’après Simenon où Gabin (Sarko) et Signoret (Bayrou) étaient contraints de vivre ensemble en se haïssant. On songe, surtout, à la formidable clarification que ce serait s’ils acceptaient (ou si leurs électeurs, plutôt, acceptaient) de dénoncer la connivence de façade, la convivialité contrainte : l’un en vrai patron d’un grand parti libéral-conservateur, l’autre en champion d’une démocratie chrétienne et sociale qui jouerait franchement le jeu de l’Europe – encore un effort ! on y est presque !

Au dos des kiosques à journaux, cette affiche du Front national : « Le Pen, de Gaulle, vive la France » avec, en fond perdu, le profil du Général… Ignoble, bien sûr. Indécent. Et navrant, le spectacle de ce petit-fils du héros de la France libre marionnettisé par un Gepetto qui commença sa carrière politique au côté de ceux qui tentèrent d’assassiner son grand-père. Mais signe aussi, qu’on le veuille ou non, du nouveau statut du gaullisme dans la France du siècle prochain. Signifiant vide. Dépouille partagée. Un bout chez les uns. Un lambeau chez les autres. On dirait ces bijoux de famille, ou ces couples de candélabres, qui finissent par se disperser à force d’héritages. On dirait, aussi, ce grand « cadavre à la renverse où les vers se sont mis » : le mot de Sartre à propos de la gauche de la fin des années 50 – mais le diagnostic ne vaut-il pas, tout autant, pour ce que devient le néo-gaullisme à l’aube du XXIe siècle ?

Le national-républicain Max Gallo vote « sans hésitation », et parce qu’elle « correspond à ses convictions de républicain de gauche et de patriote », pour la liste Pasqua-Villiers, ineffable attelage du résistant et du chouan, du représentant de commerce et du châtelain (le talent de Villiers, soit dit en passant, pour s’acoquiner avec son contraire : hier le « ploutocrate » Jimmy Goldsmith, aujourd’hui l’homme du SAC et des réseaux). Triste de voir un écrivain respectable endosser le manteau d’Arlequin ? Bien sûr. Mais, là encore, c’est, d’une certaine façon, plus clair. Depuis le temps qu’était annoncé l’avènement de cette « droite Chevènement », ou de cette « gauche Pasqua », ou de cette « droiche » – on l’appellera comme on voudra, mais voilà, nous y sommes, elle prend forme, la chimère à tête sociale et à corps national, elle est là, elle s’affirme. Regardez mes ailes, je suis oiseau ; regardez mon museau, vive les rats…

Le pauvre Robert Hue, qui croyait si bien faire en composant sa liste pluriellissime, moderne, société civile, etc., et qui s’aperçoit, en fin de campagne, que cette modernité date déjà, qu’elle était à la mode il y a dix ans et que le fond de l’air, dans sa région électorale, est en train de redevenir « rouge ». Comment vote-t-on quand on refuse, pêle-mêle, la mondialisation, la loi du marché et des marchés, les autoroutes de l’information, l’horreur économique, la modernité ? On ne vote plus pour Hue et ses paillettes (mais oui !). On vote (contre toute attente ?) pour Krivine et Laguiller, ces clones d’eux-mêmes qui, comme les Bourbon en 1815, n’ont rien appris, rien oublié.

Krivine et Laguiller, justement. Ces réfractaires orthodoxes. Ces enragés figés dans un passé qui ne passe pas. Les revenants les plus fidèles à leur propre caricature. Ce trotskisme-là serait-il, comme l’uranium, une substance indestructible, insubmersible, in-recyclable, non biodégradable ? On croit entrer dans le XXIe siècle. Et voilà des gens qui, non contents de se disputer les débris du piolet fatal comme s’il s’agissait des reliques de la Sainte Croix, font un tabac, dans les meetings, en ressortant les recettes les plus éculées du radicalisme pur et dur : poing levé, chanter « L’internationale », ce sont les patrons qui empoisonnent exprès les ouvriers, etc. Avenir d’une illusion. Retour de la volonté de pureté et de ses inévitables régressions. Ce sera aussi, hélas, le XXIe siècle.

Et puis le Kosovo, enfin. La guerre au Kosovo, donc aux portes de l’Europe. Et le fait que cette campagne se sera jouée sur la toile de fond de cette double épreuve que furent la déportation, d’abord, du peuple kosovar et l’inévitable bombardement, ensuite, de Belgrade. La leçon, de nouveau, est très claire. Ou bien le XXIe siècle fait, très vite, l’Europe politique et militaire. Ou bien il verra revenir, très vite aussi, la loi des massacres et de la folie rouge-brun. J’y reviendrai.


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