Il y a bien des années, j’étais tombé en arrêt devant l’article d’un jeune inconnu publié dans la revue Critique. Le sujet en était austère : il s’agissait du « travail abstrait », l’un des concepts les plus décisifs, les plus insaisissables aussi, de l’analyse du capital par Marx. Par sa subtilité, par sa rigueur, l’écriture d’Alain Finkielkraut me frappa. Dans mon for intérieur, je lui promis un brillant avenir d’essayiste. Il a tenu ma promesse, on le sait.

Son dernier livre, La Défaite de la pensée, risque cependant de provoquer quelques malentendus, certaines mauvaises lectures. On aura tendance, par hâte médiatisée, par paresse intellectuelle, à le prendre par la fin, qui n’est pas son meilleur côté. Le propos des trente dernières pages, en effet, qui abordent la question très actuelle de la culture dans une démocratie de masse et de média, mériterait une réflexion plus élaborée, moins simplificatrice. Autant il est juste de constater, pour y porter le fer de la critique, que « la frontière entre la culture et le divertissement s’est estompée », autant il est nécessaire de rappeler que « la liberté était autre chose que le pouvoir de changer de chaîne, et la culture elle-même davantage qu’une pulsion assouvie », autant il est impossible d’affirmer qu’au « moment même où la technique, par télévision et par ordinateurs interposés, semble pouvoir faire entrer tous les savoirs dans tous les foyers, la logique de la consommation détruit la culture ».

Car la « logique de la consommation » n’est que l’expression concentrée – brutale parfois, certes, mais indispensable – d’une économie de marché sans laquelle il n’y aurait ni démocratie ni possibilité concrète de justice et de mobilité sociale. Prétendre au salut de la culture par l’élimination de cette logique-là, ce serait revenir à l’illusion meurtrière d’une société unifiée, totalitairement pacifiée. Illusion que Finkielkraut lui-même a contribué à mettre en pièces et dans ce livre et dans les précédents. Cette lecture à l’envers, privilégiant – pour des raisons de mode et de moment – les approximations du dernier chapitre de La Défaite de la pensée au détriment des analyses autrement plus fines et convaincantes des trois premières parties, risque de surcroît de se voir aggravée – ou plutôt allégée : privée de gravité réelle – par le fracas de la publication simultanée de l’Éloge des intellectuels, de Bernard-Henri Lévy. Le textes de ce dernier fourmille de formules frappantes, d’idées justes, sinon neuves, sur toutes sortes de sujets. Quand BHL dénonce les à-peu-près bricoleurs et racoleurs de la « nouvelle philosophie » (ô divine surprise : une sorte d’autocritique !) ; quand il analyse les pièges d’un certain « engagement » ; quand il souligne l’importance des intellectuels ex-communistes pour comprendre les mécanismes de l’aveuglement ; quand il décrit la solitude de l’écrivain, même s’il n’invente rien, il est dans le vrai de la vulgate critique post-marxiste. Mais à côté de quelques vérités toujours bonnes à répéter, il y a trop d’improvisations, de slogans culturalistes, d’erreurs de perspective. Critique, par exemple, et fort justement, le nivellement des valeurs qui domine une certaine pensée d’aujourd’hui et mettre aussitôt sur le même plan, dans la même phrase, Claude Lefort et Marek Halter, c’est s’enfoncer jusqu’au cou dans le travers que l’on vient de dénoncer. Inventer le « Sartron », cet hybride de Sartre et d’Aron, auquel BHL attribue tous nos malheurs, n’est que gag pour conversation dans un pub, que formule pour une pub. Rien dans ce terme n’est opératoire ni ne se branche sur le réel.

Mais l’essentiel n’est pas dans une discussion du détail de cet Éloge, où l’on trouvera à boire et à manger. L’essentiel est que le discours est fondé sur deux idées fausses. D’autant plus radicalement fausses qu’elles sont d’une force et d’une évidence apparentes, de mauvais aloi.

Si l’on en croit BHL, l’actuel malaise dans la culture française tient au fait que les intellectuels ont disparu de la scène sociale, qu’ils se taisent, oubliés, disqualifiés. Du même coup – deuxième idée-force – ce sont les stars du monde du spectacle qui parlent à leur place, pour dire n’importe quoi.

Mais il faut rappeler que ce sont des intellectuels – et non des moins : il serait piquant d’en parcourir la liste aujourd’hui – qui ont lancé, à gauche, l’idée d’une candidature présidentielle de Coluche, pour démystifier (disaient-ils, les clowns !) le jeu politicien. Dans cette affaire, qui préoccupe tant BHL, ce n’est donc pas le silence des intellectuels qu’il faut interroger, c’est plutôt leur verbiage irresponsable. D’un autre côté, et c’est le point principal, quels sont les intellectuels qui ont disparu de la scène ? Ce sont les intellectuels « organiques », comme disait Gramsci et tant d’autres après lui. L’on ne peut que s’en féliciter, car ce sont ceux qui non seulement prétendaient dévoiler grâce à l’arme de la dialectique les secrets de l’aliénation sous le capitalisme, mais qui possédaient en outre la vision d’une société pacifiée ; ceux qui avaient installé ici-bas l’horizon de la transcendance qu’ils se vantaient d’avoir liquidé là-haut et qui prônaient l’avenir radieux de l’Avenir. Et sans doute étaient-ils sinon les plus nombreux, du moins les plus puissants, les mieux installés dans les pouvoirs médiatiques de l’époque, dans les appareils de production et de reproduction des fausses idées simples. Pour n’en donner qu’un exemple, au moment où Sartre dominait l’horizon indépassable de l’intelligentsia française, Claude Lefort lui donnait déjà la réplique, avait déjà raison sur tous les points en discussion. Peut-on donc proclamer l’absence des intellectuels à l’heure où, de Castoriadis à Octavio Paz, de Lefort à Kolalowski, de Havel à Milosz, de Steiner à Atlan, pour n’en citer que des vivants et à la va-vite, jamais peut-être au XXe siècle la lucidité – « la blessure la plus rapprochée du soleil », selon le mot superbe de René Char – n’a été mieux partagée ?

C’est à partir de cette idée essentielle, me semble-t-il, qu’il faut reprendre tout le discours sur les intellectuels, dont on accordera volontiers à Bernard-Henri Lévy que leur fonction critique est indispensable à une culture démocratique. Ce n’est qu’un début, donc, continuons le débat. Et continuons-le en y intégrant l’analyse serrée, modeste et ajustée d’Alain Finkielkraut sur les avatars du concept de Volksgeist des romantiques allemands, qui fonde les aberrations actuelles du particularisme totalitaire des identités culturelles mythifiées. C’est à ce prix que la pensée ne sera pas défaite.


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