L’intellectuel n’a pas bonne réputation. Surtout en cette époque de « gagneurs » où l’on préfère les hommes qui agissent à ceux qui pensent. Préférence sommaire, et, à bien des égards, niaise, comme si l’action n’impliquait pas une pensée de la fin recherchée, de ce pour quoi il faut vivre, et des moyens pour l’atteindre. Il est vrai aussi que les intellectuels ont étrangement assumé la mission qu’ils s’octroyaient. Au début de ce siècle, Péguy riposta au « parti intellectuel ». Il défendit les héros et les saints contre ceux qui, au nom de l’intelligence, avaient fait carrière en les bafouant, en « délitant, disait Péguy, tout ce qui tient debout ». Par contre, ajoutait-il, ces intellectuels « ne veulent surtout pas qu’on les délite eux-même : ils diminuent toute grandeur, mais eux-mêmes, qui ont les grandeurs temporelles, ils ne veulent pas qu’on les diminue ».

De la chaise-longue à la lessive

Il y a une dizaine d’années, Georges Suffert fustigeait les « intellectuels en chaise longue », qui fabriquaient tranquillement des idées, préparaient des changements majeurs qui ne se déroulaient que dans leurs têtes, décrétaient dans l’abstrait, hors des responsabilités effectives, et finalement niaient les faits, niaient les hommes. L’intellectuel allongé n’était « ni à droite ni à gauche, mais en l’air ». Ou plutôt : pas si en l’air que ça ; quelque chose, en effet, ne tardait pas à le circonscrire, le marxisme, le freudisme, ou leurs variétés, le tout fusionnant, malgré les contradictions, dans une sorte de révolution révolutionnante. Aussi ce genre d’intellectuel quittait-il la chaise longue pour se diffuser, s’infuser, s’imposer un peu partout. Par rapport au « parti intellectuel » que dénonçait Péguy, celui-là était plus puissant encore, son champ d’influence plus étendu et plus complexe. Mais c’est bien dans la même ligne qu’il se développait : déliter ce qui tient debout. On le vit même déliter tout humanisme, effaçant l’homme, « tel un visage de sable, à l’horizon de nos savoirs ».

Plus récemment, puisque c’était en juin 86, Le Nouvel Observateur annonçait que les intellectuels à une « grande lessive ». Nouvelle mémorable. Qu’entraînait-elle donc, cette lessive, dans ses eaux usées ? Le marxisme, précisément, la référence marxiste, la dépendance marxiste, « en voie de disparition ». La lessive prenait le sens d’une désintoxication. On se délivrait de ce que Raymond Aron avait appelé « l’opium des intellectuels ». Il en allait de même du structuralisme, dont Edgar Morin déclarait qu’il avait, malgré des œuvres qui débordaient son idéologie, « diafoiresquement ôté toute réalité à l’homme, au sujet, à l’évolution ». Or, ce qui réapparaissait, la lessive faite, c’était l’homme : non pas un pur produit d’un déterminisme multiple, historique, économique, sexuel, biologique, objet assez dérisoire, « une ride sur l’eau », mais un « sujet » capable de dire « je »… L’homme redevenait « une idée neuve ».

Voici qu’en ce printemps 1987, et comme couronné par l’émission « Apostrophes » du 3 avril, à laquelle il participe, Bernard-Henri Lévy publie un Éloge des intellectuels. Intellectuels qu’il appelle aussi des « clercs », non seulement parce qu’ils sont censés savoir et penser, mais aussi par « ancien lignage », et voisinage avec la fonction sacerdotale.

Certes, il ne nie pas la « grande lessive » puisqu’il y a contribué à sa manière en dénonçant la « barbarie à visage humain », et bien qu’il ait été moins convaincant en dénonçant « l’idéologie française », où il pratiqua contre-sens et amalgames. Mais il ne voit pas surgir grand-chose de la lessive, sinon d’abord une mousse floconneuse et indistincte, où l’intellectuel d’aujourd’hui traverse une crise « molle » et même une crise de mollesse. La culture en est la victime. On l’a tellement dilatée qu’elle s’est liquéfiée. On n’y distingue plus (et le structuralisme n’y est pas pour rien) l’œuvre majeure et l’œuvre mineure, on met sur un plan d’équivalence une page de Proust et une bande dessinée, on ne sait plus faire le partage de ce qui relève du beau et de ce qui n’en relève pas. Songez à Orsay, dit-il, au navrant aplatissement des noms, des œuvres, « les pompiers au premier, les impressionnistes au grenier ». On a de même vulgarisé la notion de créateur, logeant à la même enseigne « le pubard, le clipman, le styliste de prêt-à-porter, et l’héritier de Joyce et de Flaubert » (et donc Bernard-Henri Lévy, quelle tristesse !). Oui, la culture se dilue, « perd ses arêtes, ses reliefs, ses frontières ».

Même mollesse dans le débat des idées. L’incertitude étant devenue la règle, tout se fond dans un même magma. Le paysage intellectuel tend vers une sorte de niveau zéro. Sartre et Aron se rencontrèrent sur les marches de l’Élysée pour une campagne commune en faveur des « boat people ». Heureuse rencontre, mais qui n’alla pas sans effet pervers. De ce jour serait né « un drôle de personnage, un clone plutôt, mixte de Sartre et d’Aron, que l’on conviendra d’appeler “le Sartron” ». Il est le symbole de la « religion du consensus », d’une hantise du « dénominateur commun ». Plus que débat vigoureux, plus de tonifiante et vraie « querelle de société ». Tout se range sous une morne platitude « minimaliste ».

Contre les méfaits du « Sartron »

Si vous ajoutez à cela le naufrage des grandes idées universalisables, il se pourrait que l’intellectuel disparût en cette fin de siècle. Notre clerc, d’ailleurs, ne s’en émeut pas outre mesure. Car l’intellectuel peut mourir, l’écrivain reste, délivré du chantage à « l’engagement » politique. Que d’ambiguïtés décelées dans l’engagement du clerc, que celui-ci soit « maso, réglo, mégalo, pépère ou malin ». Bernard-Henri Lévy plaide pour l’écrivain solitaire, rebelle à tout embrigadement, comme le fut Baudelaire face « aux flics du clan Hugo », qui voulaient « baptiser tout ce qui passe à l’onction du socialisme », et que Sartre, par un « méchant livre » relaya. Mais il existe d’autres « engagements » que l’engagement politique, et la littérature, par sa rencontre inéluctable du Mal, en est un, comme exercice tragique, comme « affaire de métaphysique ».

Pourtant il serait bon, estime notre clerc-écrivain, que l’intellectuel subsistât. Pour l’honneur de l’esprit, pour l’intelligence, pour la démocratie. Ce qu’il doit être ? Certains l’ont été, que notre clerc donne en exemple, mais on chercherait en vain dans cette liste Mounier, Maritain, Bernanos, Mauriac, Pierre Emmanuel, Fabrègues, Domenach, Étienne Borne, qui ont témoigné pour l’honneur de l’esprit, pour l’intelligence, pour la démocratie. Surprenantes absences notre clerc fuirait-il de vigoureux débats ? Sur point, il semble bien avoir, lui aussi, son « Sartron ». Mais revenons à l’intellectuel selon ses vues : l’homme d’une nation, certes, mais ouverte, l’homme des idées échangées, l’homme d’un incessant débat, à l’encontre d’un pouvoir d’État qui prétendrait fonder lui-même sa certitude, ou assimiler la gestion des hommes à une science exacte. Surtout, il sera le témoin de la transcendance des valeurs : la Raison, la Justice, la Vérité, oui, la Vérité, contre leur exténuation dans les relativismes, et donc pour leur universalité. Mais non point valeurs justiciables d’une ontologie. La Vérité à retrouver « n’aurait pas de site dans “l’Être” » (vraiment ?). Elle serait « informulable, indéfiniment poursuivie, définitivement inachevée ». Et pourtant, il faudrait un pari sur cette idée, dont la fonction serait « d’opposer le roc de son postulat à tous les théoriciens de la stricte équivalence des points de vue ». Tel serait le choix initial : pari sur l’idée, l’idéalité, l’idéalisme. Il n’y aurait pas de débat, affirme notre clerc, s’inspirant de Platon, « si l’on ne pressentait, au-dedans de soi qu’il existe au dehors et loin de soi un horizon de sens où la dispute trouve son enjeu ». Transcendance, donc : celle « d’un être soustrait au monde ». « Peut-être, écrit notre clerc, n’y a-t-il, au sens strict, pas d’intellectuel athée. »

« Pas d’intellectuel athée… »

Mais qu’est-ce donc que ce théisme nécessaire à l’intellectuel ? Ce pressentiment d’un horizon de sens comme transcendance, ne le négligeons point ; mais jusqu’où conduit-il ? Ne sommes-nous pas, là aussi, dans une « affaire de métaphysique », et de théologie, où le questionnement sur Dieu est déjà en route, inévitable et urgent ? Notre clerc fait mine d’y échapper, et là encore, se limite à une forme de « Sartron », fût-elle supérieure à celle qu’il dénonce. À vrai dire, cela ne nous étonne qu’à moitié. Il a écrit tout un livre, Le Testament de Dieu, où le Dieu unique de la Bible n’est qu’une notion-symbole pour le legs d’une exigence morale « transie d’éternité »…

Une autre absence peut intriguer dans le curieux « éloge ». C’est l’absence (due sans doute à la perspective idéaliste), de toute stimulation de la réflexion par l’apport de connaissance, de pouvoir et de questions dû aux sciences expérimentales. Or, Edgar Morin, décrivant la « grande lessive », soulignait qui l’interrogation que l’interrogation philosophique s’est réintroduite dans la pensée des physiciens et des biologistes, que l’originalité de « l’homme » réapparaît dans les sciences génétiques, l’étude du cerveau, l’ethnologie : « Chassé comme une illusion stupide par les pseudo-sciences humaines, “l’homme” est rentré par la porte des sciences naturelles ». Et certes il faut bien davantage que ces sciences pour établir une anthropologie, fonder une éthique. Mais elles appellent l’une et l’autre ; les « Comités d’éthique » essaient de répondre, et la récente Instruction romaine apporte sa lumière au cœur de ces problèmes.

Du côté des physiciens, Louis de Broglie, qui vient de mourir, et qui ouvrit à la physique nucléaire des horizons nouveaux, généralisant à la matière la dualité onde-corpuscule affirmée de la lumière, espérait que la philosophie y gagnerait, « si l’on admet, écrivait-il, qu’il existe une vérité ultime vers laquelle […] convergeront un jour les efforts des fervents de la science et des serviteurs de l’Esprit ». Ce n’était qu’une espérance. Mais cette voie ouverte, et combien difficile, avec les distinctions qu’elle exige avant d’unir, comment les « intellectuels » la négligeraient-ils ?


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