Dernier argument à l’attention de ceux qui douteraient encore de la nécessité, sinon d’anonymiser les terroristes, du moins d’en faire le moins possible dans le storytelling et le feuilleton : la position très claire d’une philosophie juive dont on admettra qu’elle n’est pas, en ces matières, la pire boussole qui soit. « Zakhor », bien sûr, d’un côté ; « souviens-toi de ce qu’a fait Amalek ». Mais, aussitôt après : « Lachon Hara » ; gare à la « mauvaise langue » ; veille bien à « effacer » le nom de ce méchant, et le nom de ses enfants, de « dessous les cieux » ; en sorte qu’à Pourim, qui est la commémoration de l’échec de la énième tentative d’extermination du peuple juif voulue par un descendant d’Amalek, une cacophonie de sifflements, crécelles et autres bruits de talons couvre, lorsqu’il apparaît, le nom de l’assassin. Il est, ce nom, énoncé et inaudible. Distinct, identifié – mais amorti et comme déchu. Et rien n’est plus étranger, donc, à cette grande pensée biblique puis talmudique que la complaisance dans l’évocation, voire dans la sonorisation, du nom de l’homme barbare. Il y aurait une exception, sans doute, à cette loi. Et ce serait celle des Amalek nazis. Sauf qu’ils mettaient toute leur énergie, les nazis, à effacer, avec la trace du forfait et le corps de la victime, le nom de celui qui l’a commis. Alors que les Amalek d’aujourd’hui, les Amalek version djihad, font très exactement l’inverse. Ils s’en targuent. Ils s’en font gloire. Ils laissent, afin que nul n’en ignore, leur carte d’identité sur les lieux de leur forfait. Si bien que s’enivrer de cette identité, se gargariser de ce visage et de ce nom, se faire l’écho d’une « revendication » qui fait, en soi, partie du projet djihadiste, ce n’est pas résister mais collaborer.

Un dernier mot sur Trump. Je parie, contrairement à Michael Moore, sur sa défaite. Car je crois qu’il a commis deux erreurs fatales pour qui aspire à la présidence des États-Unis. S’en prendre, premièrement, aux parents d’un soldat mort en Irak ; offenser, ce faisant, puis en évoquant les « sacrifices » qu’il aurait consentis, lui, Trump, en levant « des millions de dollars » pour les anciens combattants morts au combat, l’honneur des héros ; blaguer enfin, dans la foulée, sur cette Purple Heart qui est la plus haute décoration militaire du pays et dont lui a fait cadeau un vétéran. Et puis, parallèlement, sa deuxième erreur aura été – mais, en même temps, avait-il le choix ? – de laisser affleurer tout ce monde de contacts, collusions et compromissions dont je parlais il y a deux semaines et qui témoigne de sa proximité notoire avec le chef de la puissance qui se trouve être, aujourd’hui, en guerre froide avec son pays : l’Amérique a tous les défauts que l’on voudra ; elle peut, comme disait Sartre, être saisie par une sorte de rage ; elle ne transige pas plus avec le patriotisme qu’avec le respect dû à ses braves ; et jamais elle n’élira un homme qui, alors que toutes les chaînes de télévision soupçonnent la main de Poutine derrière le piratage des adresses électroniques du parti adverse, est capable de s’exclamer « eh, Russie ! si vous m’entendez, j’espère que vous serez capable de retrouver les 30 000 emails manquants ». Relire, plus que jamais, Tocqueville. Se rappeler le passage où il décrit l’Amérique comme un pays où « l’amour réfléchi de la patrie » devient « une sorte de religion ». Et conclure que, dans cette Amérique-là, dans l’Amérique de De la démocratie en Amérique, le Donald est mal parti.

C’est à ce moment de l’année, dans le creux de l’actualité, que le chroniqueur, revenant sur les mois écoulés, songe aux rendez-vous qu’il a manqués. Parmi eux, cette année, l’exposition Pierre Guyotat, à la galerie Azzedine Alaïa, que les daecheries, poutineries et autres trumperies m’auront, semaine après semaine, empêché d’évoquer. Et pourtant ! Pour quelqu’un qui, comme moi, est venu à l’âge d’homme ou – ce qui revient au même – au souci de la littérature alors que le général Massu déclarait la guerre à Tombeau pour cinq cent mille soldats, que Michel Foucault y voyait « l’un des livres fondamentaux de notre époque » et que Barthes, Leiris et Sollers préfaçaient Eden, Eden, Eden, quel enchantement ! Il y avait là des pages de manuscrit raturées, interligne après interligne, tel un palimpseste. D’autres, rouges, vertes, noires, sorte de blocs de matière visuelle et vivante, compacte et, pourtant, lumineuse. Des dessins dont certains datent de l’époque où le futur auteur d’Arrière-Fond croyait qu’il serait peintre comme Gauguin. Et puis ces artistes d’aujourd’hui venus en nombre, rue de la Verrerie, par une œuvre ou en personne, saluer celui qu’ils tiennent pour l’un de leurs correspondants les plus honorables dans l’ordre de la lettre. Bernard Dufour, disparu au début de l’été, s’emparant d’une photo par Jacques Henric du corps nu de l’écrivain… Miquel Barcelo, deux portraits… Une œuvre de Daniel Buren, en écho aux Histoires de Samora Machel… Un exemplaire d’Eden, trouvé dans une rue de Newcastle, détrempé par la pluie, séché, dont Michael Dean vient lui dire qu’il a décidé de son destin d’artiste… La Bachelor Machine (Guyotat Version) d’Elijah Burgher… Et Klaus Rinke, venu exprès d’Autriche… Et Juliette Blightman de Berlin… Et, de Los Angeles, Paul McCarthy, qui s’est fait traduire la dernière page du dernier ouvrage de Guyotat, en a enregistré la lecture, l’a écoutée deux cents fois et a, en l’écoutant, réalisé cent dessins sur iPad… Tout cela, toutes ces rencontres orchestrées par un commissaire au grand souffle, mon jeune camarade Donatien Grau, toutes ces collisions de matières et d’esprits, ces encres fumantes, ces formes encore tièdes, ces mémoires en mouvement méritaient une chronique. Voilà.