Dans le réquisitoire brillant et implacable qu’il dresse contre l’intégrisme, Bernard-Henri Lévy ne pouvait manquer cette cible de choix qu’est la vérité. C’est l’un des chapitres les plus cinglants de La Pureté dangereuse. L’accusation est sans concessions : « C’est une arme terrible, cette vérité – c’est peut-être la pire des armes, ou en tout cas la plus implacable. » Tout y passe : « le despotisme de la vérité », la « dictature par la vérité », la convocation des sophistes grecs eux-mêmes contre les Platon, les Aristote et autres penseurs qui prétendent à la connaissance de la vérité. Pour en arriver à cette négation qui seule serait capable de tuer dans l’œuf les intégrismes de tout acabit : « Il n’y a pas de transcendance du Vrai, pas de Ciel où il serait inscrit et pas non plus de grands prêtres qui auraient pouvoir, mission ou mandat de l’y déchiffrer. »

Il est donc clair, dans l’esprit de Bernard-Henri Lévy, que l’intégrisme n’est pas seulement une dérive parfois tragique de l’idée de vérité mais qu’il est une maladie congénitale que porte en lui le plus pacifique lui-même des chercheurs de vérité. Certes il y a un « horizon ». Et la vérité de s’apparenter à « ce point, dans un ciel étoilé, qui guide l’homme dans sa marche, mais sans qu’il ait bien sûr l’illusion, ni le désir, d’y atteindre ». Sans quoi, la société serait une fois pour toutes livrée aux cyniques, et le risque serait alors fatal, l’auteur le sait trop bien, que l’on puisse mettre à parité le point de vue d’un Faurisson et celui d’une victime de la Shoah.

Mais suffit-il d’un horizon ? Le désir d’atteindre la vérité, plus encore la certitude d’être déjà dans sa mouvance, ne font pas inéluctablement le lit de l’intégrisme. Ils peuvent être, ils sont, pour des millions d’hommes, source d’une paix profonde qui n’exclut pas l’humilité d’une recherche continue ni un dialogue amical avec tous ceux qui empruntent d’autres voies.

Les chrétiens, et pas seulement les islamistes, sont dans la ligne de mire, qu’ils le sachent ou non, de la dénonciation de Bernard-Henri Lévy. On ne peut lire une phrase aussi transparente que celle-ci : « La liberté n’est possible que si la vérité ne l’est pas », sans entendre l’évangile de saint Jean nous assurer au contraire que « c’est la vérité qui nous rendra libres ». C’est le nerf, par exemple, de l’argumentation de Jean-Paul II dans l’encyclique Veritatis Splendor. Le Pape épingle précisément cette forme de l’agnosticisme et du relativisme qui consiste à déconsidérer comme indignes de confiance, du point de vue démocratique, « ceux qui sont convaincus de connaître la vérité et qui lui donnent une ferme adhésion ». Or l’auteur de La Pureté dangereuse est parfaitement net sur ce point : « On ne peut être démocrate si l’on ne sape par tous les moyens possibles – et la sophistique en est un – cette majestueuse, et terrible, idée de la vérité. » Et pour être pleinement logique, le réquisitoire ne fait pas exception pour le vote : la vérité ne saurait sortir du vote (« il faut en démocratie douter de tout — même et surtout, de ce que dit le peuple ou de ce que veut sa volonté »).

N’accusons donc pas Bernard-Henri Lévy de manquer, sur quelque point, de logique. Il nous incombe à coup sûr de lui opposer sereinement une autre logique. Nous venons d’assez loin. Nous avons même professé, il y a à peine plus d’un siècle, que la vérité avait tous les droits et l’erreur aucun. L’idée a même été combattue, parmi nous, selon laquelle les violations de la religion catholique ne devraient pas relever de pénalités légales de la part de la société civile. Récemment, certains d’entre nous ont failli, à l’occasion du film La Dernière Tentation du Christ, réclamer le rétablissement du délit de blasphème, au moins pour autant qu’il constitue un très grave irrespect des convictions d’autrui. Mais alors, et quoi qu’il en soit de quelque légitime intention, ne serions-nous pas entrés à tout petits pas dans l’engrenage qui conduit les ayatollahs iraniens à condamner à mort Salman Rushdie et des islamistes bangladais à persécuter Taslima Nasreen ? La vérité ne peut céder si peu que ce soit à l’antique tentation de l’impérialisme, sans se laisser défigurer et par là justifier des levées de boucliers aussi sévères que « la pureté dangereuse ».

Il y a cependant une question à laquelle les croyants ne peuvent se dérober. Dans « la foire aux idées » qu’est devenue la société démocratique et médiatique, la Vérité que nous tenons de Jésus-Christ, alors même qu’elle continue de nous échapper parce qu’elle est inépuisable, devient une conviction parmi d’autres. Difficile d’imaginer une dérogation à ce statut sans détruire les bases mêmes de la liberté religieuse qui garantit à toute croyance mais aussi à toute forme de non-croyance l’absence de la moindre contrainte extérieure.

« Le chrétien est ainsi invité à abandonner sa particularité, écrit Olivier Boulnois, à mettre ce qui fonde ses convictions entre parenthèses, à ravaler sa foi au plan des opinions. C’est-à-dire à nier ce qui est pour lui l’essentiel : à supprimer le statut de ce qui est pour lui la Vérité. » (Communio, septembre-octobre 1994.) Peut-il faire autrement ? Ce n’est pas à ses yeux que la vérité devient une opinion : elle est vérité, et rien d’autre. Mais le chrétien peut-il l’attester devant les autres, en misant sur la seule force intérieure de la vérité elle-même, sans prendre le risque qu’elle soit par ces autres étiquetée a priori comme opinion ? Le dialogue est à ce prix.

Il y a une autre question. La Vérité – chrétienne – peut-elle se dire, à cause même de sa nature, autrement que sur le registre de l’amour ? Qu’elle soit majoritaire dans un type de société ou minoritaire dans un autre, elle n’est pas faite pour être assenée mais d’abord pour transparaître ici ou là, telle une facette de ce Dieu dont saint Jean dit qu’il est Amour. L’oublierions-nous que les quatre Pères Blancs qui, après d’autres, sont tombés sur le sol algérien, victimes de l’intégrisme, nous le rappelleraient avec le poids de leurs vies humblement livrées. Ils ne prêchaient guère, en pays musulman. Ils servaient, comme Celui qui est « venu, non pour être servi, mais pour servir ». Et si c’était d’abord cela, « rendre témoignage à la vérité » ? Il y a au moins deux façons pour la vérité d’être dangereuse. Celle qui porte ses adeptes à l’imposer aux autres. Mais d’abord et surtout, celle qui consiste pour chacun, à ses risques et périls, à « aimer en actes et en Vérité ».


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