Il y avait, dans Le Monde, il y a quelques jours, une photo tout à fait étonnante.
Elle illustrait un article sur les nominations survenues à la tête du Nouvel Observateur.
Présentant Claude Perdriel et Jean Daniel, ses fondateurs, assis l’un en face de l’autre, le cheveu blanc, la mine grave, la silhouette élégante mais un peu figée de princes-abbés du monde d’hier, elle était censée montrer le « coup de jeune » en train de rénover ce monument de la presse française.
Sauf qu’un je-ne-sais-quoi dans l’allure des deux personnages, dans leur maintien, dans ce que l’on devinait, en eux, d’ironique et altier, dans ce mélange qu’ils laissaient percer de détachement et de curiosité, de lassitude feinte et d’appétit inentamé, faisait que la photo disait l’inverse de ce que l’on voulait qu’elle dise et qu’il émanait d’elle un air de jeunesse irrésistiblement romanesque et sans pareil.
Question : qu’est-ce qui fait d’un octogénaire un jeune homme définitif ? quelle est cette juvénilité étrange, à la source généralement invisible, qui s’attache à certains êtres et qui, hélas, ne se transmet pas ?
Réponse (classique) : affaire de tête, pas de corps ; affaire d’âme, de caractère, plus que de muscles ou d’artères.
Réponse (spécifique – et que comprendront à demi- mot ceux qui suivent, comme moi, depuis quarante ans, l’aventure de cet hebdomadaire hors normes) : affaire d’oreille plus que d’âme ; affaire d’oreille, oui, une au moins, la troisième, qui fait que l’on continue, malgré le temps qui passe, malgré le succès, les lauriers, l’embourgeoisement qui va avec la prospérité, la normalisation marchande, la fatigue, à entendre, non seulement le grondement, l’impatience, la colère, mais le désordre profond du monde.
Hypothèse : un homme entre, vraiment, dans le grand âge quand il se met à n’entendre que d’une oreille (celle de l’ordre) et qu’il devient sourd de l’autre (celle du désordre).
Illustration de l’hypothèse : Sartre, perpétuellement jeune car en guerre jusqu’au bout contre le scandale, le désaccord parfait, le désordre, qui sont l’intrigue des choses.
Contre-illustration : son « petit camarade » Raymond Aron, tout de suite devenu vieux car tout de suite décidé à n’entendre que de la mauvaise oreille, la plus pauvre, celle des maîtres et experts en assentiment à l’ordre des maîtres.
Et exemple donc, ici : ces deux-là, inventeurs d’un journal qui incarna un peu de notre jeunesse et qu’ils continuent de tenir à la hauteur des exigences, rêves et révoltes de ce temps si lointain et qui demeure notre temps.
J’en étais là de ma réflexion lorsque je suis tombé sur le dernier livre de Jean Daniel, Avec Camus (Gallimard).
J’avais lu, ici ou là, qu’il s’agissait d’un éloge du journalisme à travers le portrait en pied de l’un de ses princes.
Mais non !
Bien mieux, justement, que cela – et davantage ! Car un livre qui, d’abord, est comme une « reconnaissance de dette » écrite par un toujours jeune disciple de Malraux, Dostoïevski, Nietzsche et, surtout, Gide, le maître décisif et, le plus souvent, inacquitté.
Car un livre qui, ensuite, revient, avec une belle rage, sur la double fascination de l’Innocence et de l’Histoire qui a été, tout au long du XXe siècle, le moteur secret, le cœur, de l’aspiration totalitaire et dont les thèses de L’état de siège ou de La peste furent, pour ceux qui eurent des yeux pour lire, un antidote subtil et radical.
Et un livre qui, enfin, revient sur ce qui fait l’air du temps d’aujourd’hui et dont Daniel traite les symptômes en « homme révolté » impénitent : le terrorisme et ses habits neufs islamo-fascistes ; la volonté de Pureté ou d’Absolu qui survit, moyennant amnésie, à ses incarnations communistes et nazies ; ou encore la récente guerre du Liban où il se risque à affirmer que l’auteur du Mythe de Sisyphe aurait désapprouvé la riposte « disproportionnée » des Israéliens tout en leur conservant la même « compassion admirative »…
Je ne suis pas d’accord avec toutes les thèses de ce livre qui saute parfois trop vite du fragment d’autobiographie à la grande scène historico-mondiale.
Il me cherche personnellement querelle, par exemple, sur la question de la relation de Camus avec Sartre et je ne suis pas convaincu, je l’avoue, par les arguments qu’il m’oppose.
Mais l’essentiel n’est pas là.
L’essentiel est que, d’un homme capable, à 86 ans, de cette page sur la tentation rimbaldienne d’un Camus comprenant, à 20 ans, que l’on puisse décider de cesser d’écrire, de ce grand témoin qui ne se sent pas plus contemporain, au fond, de telle péripétie de la guerre d’Algérie que du Congrès de la paix où, en 1867, Dostoïevski rencontre Garibaldi, Bakounine ou Edgar Quinet, de ce journaliste allant avec une égale aisance d’une réflexion sur l’éthique de son métier à une discussion avec Michel Foucault ou à une méditation passionnée sur la dialectique de la Promesse, de la Chute et du Rachat dans un monde qui a survécu à Buchenwald et au goulag, on continuera longtemps de dire qu’il est, plus que bien d’autres, « notre jeune homme ».
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