Un aveu, d’abord. Cette enquête sur l’assassinat de Daniel Pearl, au Pakistan, on aurait bien voulu la mener. Pas seulement par solidarité professionnelle : Pearl, l’un des correspondants du Wall Street Journal en Asie, était un confrère américain respecté, compétent, courageux et sympathique. Pas seulement parce que le supplice de cet homme, enlevé puis égorgé dans un quartier périphérique de Karachi, a soulevé colère et écœurement : Pearl s’était marié un peu plus tôt et son épouse, Mariane, venait de lui annoncer qu’elle attendait un enfant. Il y avait autre chose, qu’a bien senti Bernard-Henri Lévy.
Il y avait eu cette bande-vidéo tournée par ses ravisseurs et dans laquelle Pearl disait : « Mon père est juif ; ma mère est juive ; je suis juif ». On était en fin de campagne d’Afghanistan. Les États-Unis avaient chassé de Kaboul le régime des talibans – régime mis au pouvoir et entretenu par le Pakistan ; régime qui était l’une des bases logistiques d’Al-Qaida, l’organisation responsable des attentats du 11 septembre 2001. Le président pakistanais, Pervez Mucharraf, pour sauvegarder les traditionnelles relations d’amitié entre Islamabad et Washington, s’essayait à un brutal changement de cap. De parrain des talibans et de nombre d’autres organisations islamistes radicales, le Pakistan – « pays drogué au fanatisme », dit l’auteur – devenait membre de la coalition antiterrorisme assemblée par l’administration Bush… Pervez Mucharraf faisait interdire quelques groupes terroristes ayant pignon sur rue chez lui et arrêter quelques centaines de leurs membres. On découvrait à quel point le Pakistan, puissance nucléaire, était gangrené par l’islamisme militant ; à quel point il nourrissait, formait, finançait des groupes extrémistes. Cela, quasi officiellement, afin d’entretenir une guerilla terroriste dans la partie indienne du Cachemire.
On était quelques mois après ce pitoyable sommet de Durban où, sous couvert de lutte contre le racisme, nombre d’ONG et d’officiels du tiers-monde s’étaient livrés à une débauche d’antisémitisme. On était dans les prémices de la guerre que l’Amérique allait livrer contre l’Irak de Saddam Hussein. Bref, on sentait, confusément, que l’assassinat de Pearl collait, terriblement, à l’époque. Il ne relevait pas du fait divers ou d’une enquête journalistique qui aurait mal tourné. On soupçonnait, derrière, un drame plus ample, une tragédie moderne, chargée de sens, quelque chose qui aurait peut-être à voir avec ce choc des civilisations promis par Huntington.
Au départ de son « roman-enquête » ou « romanquête », Bernard-Henri Lévy prend les faits tels qu’il les trouve. Version officielle. Daniel Pearl cherche à rencontrer l’animateur d’un groupe extrémiste pakistanais, un certain Gilani. Celui-ci l’intéresserait parce qu’il aurait pu être l’inspirateur de l’homme à la chaussure piégée, ce Richard Reid arrêté sur un Paris-Miami. Pearl zone dans le labyrinthe des milieux islamistes de Karachi, une spécialité de la ville. Il tombe sur un « contact », Omar Sheikh, militant intégriste qui dit pouvoir lui arranger une rencontre avec Gilani. Rendez-vous est pris le 23 janvier 2002, en fin d’après-midi, devant un restaurant, le Village Garden.
Pearl n’en reviendra jamais. Il y est enlevé. Détenu sept jours dans une ferme du quartier de Gulzare-Hijri, il est assassiné le 31. Son corps sera retrouvé le 17 mai, coupé en dix morceaux.
Les autorités ont arrêté dix-sept personnes. Un premier groupe a été jugé en juillet. Tête pensante de l’enlèvement, Omar Sheikh est condamné à être pendu. Il a fait appel. Il a totalement assumé l’enlèvement : « Je l’ai planifié car j’étais sûr de pouvoir traiter avec le gouvernement américain pour obtenir la libération d’une ou deux personnes, comme l’ancien ambassadeur des talibans au Pakistan. »
Bernard-Henri Lévy a zoné à son tour dans Karachi. Il est allé voir les parents de Pearl à Los Angeles. Il s’est rendu à Londres pour s’entretenir avec ceux d’Omar Sheikh. Il tient une histoire, ou une version de l’histoire, l’affrontement entre deux hommes, deux destins en un portrait croisé. D’un côté, il y a « Danny ». Parents à la double nationalité, israélienne et américaine. Enfance heureuse de gamin doué. Études supérieures à Stanford, puis le journalisme : carrière brillante de reporter tout-terrain, celle d’un homme des Lumières, tolérant. Le journaliste Pearl ne jugeait pas ; il était là pour comprendre. De l’autre, Omar, une vie parallèle, qui aurait presque pu être identique. Né en Grande-Bretagne dans une famille pakistanaise installée dans une banlieue de Londres. Double nationalité là aussi, pakistanaise et britannique. Milieu aisé là encore – père entrepreneur, une sœur à Oxford, un frère à Cambridge. Il entre à 18 ans à la prestigieuse London School of Economics (LSE). Il se destine à la finance, mais n’ira jamais à la City. A l’occasion d’un voyage dans la Bosnie en guerre, organisé par une association d’étudiants musulmans, il bascule dans le militantisme radical – du moins dixit sa biographie officielle. Condamné pour détournement d’avion en Inde, il y passe plusieurs années en prison, avant d’être échangé à la faveur d’un autre détournement.
Bernard-Henri Lévy aurait pu en rester là, au croisement de ces deux destinées sous forme d’enlèvement – qui tourne au meurtre parce que les ravisseurs ont paniqué ou bien parce qu’ils ont voulu tuer un homme qui, dans leur univers fou, est au moins trois fois coupable : journaliste, donc un peu espion ; juif donc Israélien donc forcément oppresseur ; Américain, donc porteur de tous les péchés du monde.
Seulement, l’auteur a l’intuition que quelque chose ne va pas dans cette version. Il retourne au Pakistan, deux fois. Il va enquêter en Inde. Il se rend aux États-Unis. Sa traque va durer un an, menée, explique-t-il, selon la méthode du « roman-enquête » : « Ne rien céder à l’imaginaire tant que le réel est là […] ; tout lui accorder, en revanche, là où le réel se dérobe. » Il accumule les faits, emprunte toutes les pistes, réexamine les lieux, interroge les témoins. Quand il sèche, il imagine. On peut contester la méthode, s’interroger : quand passe-t-on de l’investigation à la spéculation ? Le résultat est là : le « romancier-enquêteur » est sacrément convaincant.
Il l’est quand il estime – éléments probants à l’appui – qu’Omar est en fait un agent des services secrets pakistanais, la toute-puissante ISI. Il l’est quand il formule l’hypothèse que l’enlèvement est l’œuvre d’un des camps qui se disputent le pouvoir au sein de l’ISI et que l’affaire Pearl serait ainsi une sorte de « crime d’Etat ». Il l’est quand il formule une autre hypothèse : Pearl a été tué parce qu’il en savait trop, ou s’apprêtait à en savoir trop. Sur quoi ? Sur les liens entre l’ISI et Al-Qaida, liens qu’incarnent précisément des hommes comme Sheikh et Gilani. Sur les affiliations islamistes de savants atomistes pakistanais en contact avec Ben Laden. Il en savait trop sur un régime – qualifié de « plus voyou des Etats voyous » – qui joue avec deux des ingrédients les plus dangereux de l’époque : islamisme et bombe atomique. Entre Islamabad et Karachi, écrit Bernard-Henri Lévy, « flotte une odeur d’apocalypse, et c’est, j’en suis convaincu, ce que Danny avait senti ». Il en serait mort.
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