C’est par des questions assez franches que Bernard-Henri Lévy ouvre la conférence tenue en avril 2009 à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm – qu’il fréquentait à 20 ans et où, « à la demande des deux caïmans Jacques Derrida et Louis Althusser », il fut chargé d’un cours sur Nietzsche pour les agrégatifs. Les voici : « Comment philosopher en ces temps de nihilisme, pour le coup, bien achevé ? Comment je philosophe, moi, en particulier, en cet âge qui est, plus que jamais, celui d’une confusion généralisée ? En quel sens est-ce que le Bernard-Henri Lévy d’aujourd’hui, si apparemment infidèle à ses maîtres et, pour cela, si décrié, controversé, disputé, continue, oui, de pratiquer la philosophie et de tenter d’en hisser l’étendard ? » La première question appelle à des débats infinis. Les suivantes exigent des explications particulières, livrées dans De la guerre en philosophie, qui est le texte, retravaillé, de la dite conférence. Certes, Lévy, comme personnage médiatique, est souvent « décrié » – mais il est difficile, sauf à remonter aux controverses suscitées il y a trente-cinq ans par les « nouveaux philosophes », de trouver des ouvrages de philosophes qui « disputent » sur le plan philosophique la façon dont il philosophe. Aussi faut-il se fier à la façon dont il présente lui-même ce qu’en philosophie il « aime », ce en quoi il « croit » et ce qui le révulse.

 « Quand je philosophe, je ne médite pas. Je ne rêve pas. Je ne procède ni par intuition ni par imagination, ni même par notions. Je ne crois qu’à la production, dissection, machination, multiplication, articulation de concepts dont les embrayeurs sont les mots », dit-il. Pas si infidèle que cela, il reconnaît là sa dette à Althusser, lequel soulignait que dans « faire de la philosophie », l’important était « faire », et que philosopher revenait à fabriquer des concepts inédits. Quels concepts Bernard-Henri Lévy a-t-il usinés pour se dire philosophe ? Il en cite trois : « Idéologie française » (qui permet de « penser le commun de Maurras et de Péguy, des pétainistes de droite et des pétainistes de gauche, des collabos de la première heure et des résistants de la dernière »), « Volonté de pureté » (grâce à laquelle est révélé « ce qui lie et délie, articule et distingue, rassemble et sépare, ces phénomènes apparemment sans vrai rapport que sont le nazisme, le communisme, l’intégrisme d’origine islamique ») et « Fascislamisme » (dont l’efficacité est d’« arracher la question de la jihad du champ des religions pour la réintégrer dans celui du politique »).

Pour constituer une philosophie, ces concepts doivent évidemment faire chaîne, former une « architecture », un système. Certes, l’époque est aux « aphorismes, fragments et bribes de discours, intuitions, haïkus vagues, rêverie », elle est à l’antisystème, par la faute de tous les « faux augures », deleuziens, nietzschéens, derridiens, postmodernes lyotardiens et autres. Or, « je crois plus que jamais », dit Lévy, que seul « mérite le nom de philosophe » celui qui « décrète qu’est revenu le temps de l’ambition spéculative et du système ». On peinerait à décrire ici le « système philosophique » programmé par Bernard-Henri Lévy, un « système spécial », ouvert, qui « accueille en lui le démon, non de l’absolu, mais de l’infini », qui « fait droit à la finitude, à la singularité », préfère « le style aux mathèmes », « les maîtres aux professeurs », « les écrivains aux fonctionnaires du Savoir », et n’a rien à voir avec « ce coup de filet sur le monde, cette rafle des choses, voire cette prison à concepts paralysés, bloqués, refroidis par leur mise en bière systématique, que fabriquent, d’habitude, les faiseurs de Systèmes ».

S’il fabrique des concepts et construit un système, le philosophe, tel que Lévy veut l’incarner, est aussi un « guérillero » et un « voyou ». Il est bien sûr dans la lignée des philosophes sans chaire, car l’Université, « mouroir de toute pensée », n’est pas « le bon lieu pour philosopher », et exerce son art, afin de « disputer le terrain à l’Opinion », dans la rue, « et, pourquoi pas, aux portes des usines ou des prisons, et, encore mieux, dans la désolation des champs de bataille et de leurs hécatombes ». Il dédaigne tant l’académisme que la maïeutique, n’aime guère le dialogue, d’où il ne sort jamais rien, et lui préfère l’« affirmation », « la foudre de la parole donnée ». Il ne cite pas les autres philosophes, ne se livre pas à l’exercice bénédictin du commentaire de texte :  il doit philosopher par la « lecture corsaire, qui se préoccupe moins d’écouter que de faire, de respecter que d’utiliser », la « lecture comme un survol », ou comme « interprétation au sens musical ».

« Je prends le parti de la flibuste contre celui du fétichisme », lance Bernard-Henri Lévy – avec d’autant plus d’entrain que, pour lui, l’essentiel, en philosophie, est « moins de savoir à quoi elle sert qu’à quoi, ou à qui, elle nuit ». Guerrière, la philosophie a toujours le souci de la vérité (« d’autant plus désirée qu’on la sait structurellement dérobée »), mais il lui importe surtout de « gagner ». Contre qui ? Contre Kant (version… Botul !), contre Hegel, contre certaines interprétations de Nietzsche, contre Bergson « et son avatar deleuzien », contre le néoplatonisme, contre Badiou, contre « la gidouille Zizek », contre « les imbéciles et les salauds » qui pavoisent, ou encore – « pardon, mais c’est la vérité » – contre un moins identifiable « parti du sommeil, des clowns ou des radicalités meurtrières ».


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