Il y a des noms qu’on n’oublie pas. Vous vous souvenez forcément de Daniel Pearl, ce journaliste du Wall Street Journal kidnappé et décapité, à Karachi, il y a un peu plus d’un an, par des islamistes fondamentalistes qui avaient filmé sa mort. Bernard-Henri Lévy, hanté par cette tragédie, a repris les habitudes et les soucis qui avaient inspiré ses reportages sur les guerres oubliées pour tenter d’élucider le mystère de ce crime. Qui a tué Daniel Pearl ? est le récit d’une double enquête, qui l’a conduit à la fois sur les pas de la victime et sur ceux de ses assassins. Il a exploré des bas-fonds, poussé des portes interdites, remonté des filières fatales, pénétré dans des mosquées forteresses, revécu par la pensée les heures qui ont précédé l’assassinat du journaliste. Pour se mettre en situation, il lui a fallu un grand déploiement d’énergie. C’est un homme têtu, volontaire, qui sait ce qu’il veut et ne néglige pas l’expérience du risque.

De Washington à Sarajevo, de Londres à Karachi, de Kandahar à Kaboul, de Dubaï à Delhi, le voici qui soulève la couverture du monde, l’oreille tendue vers la rumeur des villes qu’il traverse. Disons-le franchement : c’est le côté le plus attachant de son livre. Il est toujours réconfortant de voir un homme comme lui, qui pourrait camper dans le confort d’une notoriété bien établie, sortir du cercle des choses sans surprise, surtout si c’est pour se précipiter dans un tel chaos, et animé d’une telle fièvre de toucher le réel, de le démonter pour le comprendre. Il y a en effet quelque chose d’obsessionnel dans sa démarche, qui le rend proche. Une chose touchante aussi (son livre, qui parle des Juifs et des Arabes, est plus sentimental que politique), c’est l’espèce de passion qui lie Lévy depuis ses 20 ans (le Bangladesh) à cette région du monde (l’Inde, l’Afghanistan, etc.) et la connaissance accomplie qu’il en tient.

Où mène ce voyage, entre fantômes, masques et pseudonymes, après de nombreux rebondissements ? Au rôle ténébreux d’une partie des services spéciaux du Pakistan, « le plus voyou des Etats voyous d’aujourd’hui », lié aux apprentis sorciers de Corée du Nord et aux grandes entreprises terroristes islamiques, elles-mêmes parfois créées, financées puis tolérées par les services américains. « Daniel Pearl était-il en train d’enquêter sur les réseaux américains d’Al-Qaeda ? La clef du mystère de sa mort se trouverait-elle, aussi, dans les placards ou les disques durs des agences de Washington ? On attend la reconnaissance claire et publique, par les intéressés, de cette formidable erreur historique qui vit les leaders du monde libre nourrir en leur sein et parfois engendrer le Golem qu’il faut aujourd’hui débusquer d’un bout à l’autre de la planète. » Est-ce vraiment une découverte ? Non. Va-t-on en vouloir à l’auteur ? En aucun cas. D’ailleurs, il cite honnêtement tous ceux qui ont, depuis longtemps, attiré l’attention du monde sur le danger nucléaire de cette internationale terroriste, et parle lui-même de « secrets de Polichinelle ». Le vrai mouvement du livre, c’est la quête.

Étrange mouvement. Lévy semble se focaliser sur Pearl, la victime, mais c’est Omar, l’assassin, qui prend toute la lumière. Un petit Londonien de la London School of Economics, qui fait carrière dans la finance criminelle version jihad. Le banquier de Ben Laden. L’étudiant, qui a commencé à militer pour la cause de l’islam en Bosnie et qui séjourna dans les prisons indiennes. La vérité est qu’Omar et Pearl deviennent au fil des pages le miroir noir où Bernard-Henri Lévy cherche son propre visage. Qui a tué Daniel Pearl ? est aussi l’histoire de son lent retour vers le brasier oriental, où il s’était fait une première idée de lui-même. Notre regret, c’est que ce qu’il y a d’attachant en lui échappe à ses propres mots. Trop de pathos et de débordement, sans doute. Le personnage existe, un BHL bien vivant dans le désordre du monde ; la trajectoire affirme sa singularité, et sa gloire est honorable, mais l’auteur ne lui rend pas forcément justice.


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