Nous sommes à Sarajevo. Dans une chambre d’hôtel impersonnelle. Tout est noir et blanc. Le bureau, le lit et même la baignoire. Sur le mur, défilent des images de guerre et de bombardements. Çà et là traînent des livres, un paquet de cigarettes, une bouteille de whisky. Bernard-Henri Lévy, costume noir, chemise blanche, tourne en rond. Il s’assoit, se relève, s’allonge, se promène de long en large. Il soliloque. Le philosophe-écrivain est censé prononcer dans les deux heures qui viennent un discours sur l’Europe dans cette ville martyre de Bosnie-Herzégovine dont le siège par les forces paramilitaires serbes a duré plus de trois ans (avril 1992-décembre 1995) et fait quelque 5 000 morts parmi la population civile.
Il n’y arrive pas. Comment parler des valeurs de solidarité, de paix et de coexistence à des gens qui peuvent avoir le sentiment à juste titre d’avoir été abandonnés à leur triste sort alors qu’ils défendaient les mêmes idéaux ? BHL a beau faire appel aux mânes, à la princesse Europe, figure de la mythologie grecque d’origine phénicienne (!) ou aux bonnes consciences du « vieux continent », la réalité lui revient à chaque fois en pleine figure comme un boomerang entre le rejet des migrants, de ces réfugiés syriens, fuyant la guerre civile, la montée inexorable du populisme et de la xénophobie au Royaume-Uni, en Hongrie, en Pologne… Qu’il est difficile de défendre la citadelle assiégée !
Nous sommes à Gdansk, la plus grande ville portuaire polonaise, vendredi 12 avril, dans l’auditorium de l’Europejskie Centrum Solidarności, le Centre de la solidarité européenne, à l’entrée des anciens chantiers navals de la ville. Ecrite par Bernard-Henri Lévy, jouée une première fois à Sarajevo en juin 2014 par le comédien Jacques Weber, puis par son auteur lui-même en 2015 à Kiev, la pièce Hôtel Europe, du nom de l’établissement plus que centenaire de la désormais capitale de la fédération de Bosnie-Herzégovine, n’a cessé d’être actualisée. Elle a été rebaptisée Last exit before Brexit, le temps d’une représentation « by BHL himself » à Londres, en juin 2018, deux ans après le référendum sur la sortie de la Grande-Bretagne de l’Union européenne. Elle a ensuite pris le nom de Looking for Europe pour une séance au Public Theater de Broadway, à New York, en novembre de la même année, à la veille des élections de mi-mandat aux Etats-Unis. Elle en a gardé aujourd’hui le titre, mais un bon tiers de son texte évolue selon la ville d’accueil.
A Gdansk, où fut constitué sous l’égide de Lech Walesa le premier syndicat indépendant, Solidarnosc, en 1970, et où les ouvriers des chantiers navals se révoltèrent contre le régime communiste, l’inspiration n’est pas difficile à trouver. Il y a d’abord à l’entrée du centre, imaginé par un architecte local tout en acier rouillé pour rappeler l’ancienne activité du lieu, ces trois immenses croix de béton surmontées d’ancres marines qui se dressent pour rappeler les 44 morts que fit la répression à l’époque. Il y a, moins visible, la main du gouvernement polonais ultra-conservateur du PiS, le parti Droit et Justice, qui a coupé les subventions de l’Europejskie Centrum Solidarności et, plus dramatique encore, l’assassinat au couteau, au mois de janvier, du maire d’opposition de Gdansk Pawel Adamowicz, dont tout le monde vantait la générosité et l’ouverture d’esprit.
Pugilat. Nous sommes au septième rang de l’auditorium dont les quatre cents places sont toutes occupées. Mes voisins, Ewa et Waldemar, elle sociologue, lui architecte, ont fait quatre heures de route depuis Poznan pour assister au spectacle de Bernard-Henri Lévy. Ils ne connaissent pas particulièrement le philosophe français mais ce qu’en a écrit la Gazeta Wyborcza, le journal fondé par Adam Michnik, une autre figure historique de l’opposition au régime communiste des années 1970 leur a donné envie de venir. La situation que connaît leur pays les inquiète. Comme en Angleterre avec le Brexit, les germes de la division ont été semés. Des amitiés ont été rompues, les repas de famille tournent souvent au pugilat. Les discussions de Waldemar avec son père sont difficiles. Même si le texte de BHL est sous-titré en polonais, ils reconnaissent ne pas avoir tout compris.
Mais le rythme, la puissance et la performance de l’acteur les ont impressionnés. Ils ont bien relevé la référence à Jaroslaw Kaczynski, le Président du PiS, « petit homme qui diffère de ses affidés Marine Le Pen, Viktor Orban, Matteo Salvini ou Jeremy Corbyn par son esprit de sérieux ». Ils se posent la même question que le philosophe. « Comment le pays de Solidarnosc qui a toutes les raisons de nourrir de la haine vis-à-vis de la Russie, qui a connu l’épouvantail du fascisme a-t-il pu glisser sur la pente de l’autoritarisme et de la haine de l’Europe ? »
Avec l’ensemble du public au premier rang duquel figure Danuta Walesa, l’épouse de Lech, trop fatigué pour pouvoir se déplacer, et Aleksandra Dulkiewicz, la nouvelle maire de Gdansk, ils ont allumé la loupiote qu’on leur a distribuée lorsque Bernard-Henri Lévy a rendu sur scène un hommage à Pawel Adamowicz. Ce que n’ont pas fait mes autres voisins, partis sans applaudir dès que le spectacle s’est terminé. Avant de sortir, Waldemar est revenu sur ses pas pour me donner, en souriant, son pin’s « Konstytucja » qu’arborent les défenseurs de la constitution de 1997 face à un pouvoir qui tente de la détricoter.
Nous sommes, le samedi matin 13 avril, au bar d’un hôtel de Gdansk. La mine fatiguée, Bernard-Henri Lévy a passé une partie de la nuit à réécrire le texte de Looking for Europe afin qu’il soit traduit en allemand pour son passage le 15 avril à Berlin. A mi-parcours de sa tournée, il se montre « plutôt rassuré ». Il y a l’accueil du public et des assistances nombreuses partout où il est passé jusque-là. « J’ai l’impression que la majorité silencieuse est libérale et proeuropéenne, contrairement à ce que l’on croit. Elle n’est pas populiste. Les populistes crient, braillent, les libéraux se taisent. Et quand une majorité silencieuse se tait, il manque une étincelle ! Il faut qu’elle vienne d’Angela Merkel, d’Emmanuel Macron, de François-Xavier Bellamy et des autres… Pour l’instant, ça ne va pas ! J’ai l’impression, parfois, d’être seul à faire campagne. Or je ne suis pas candidat… » déplore-t-il toutefois.
Raisons métaphysiques. Il voit dans la crise que traversent l’Europe et le monde en général des raisons métaphysiques de première importance. « Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité judéo-chrétienne, le temps n’est plus orienté. Il n’y a plus le sentiment intime, l’espérance que normalement demain sera mieux qu’hier. Ensuite, c’est la première fois que l’hypothèse de la fin du monde est devenue une hypothèse historique. Les hommes, bien sûr, ont toujours cru à la fin du monde. C’était une hypothèse millénariste mais elle était non-datable. Aujourd’hui, la nouveauté c’est qu’elle est datable à quelques siècles près », dit-il en parlant d’une véritable crise de civilisation. « Alors, face à tout ça, il y a urgence ! On ne peut pas s’endormir sur une mémoire héroïque, ni se contenter de schémas dépassés ou du passé. Ce n’est plus la gauche et la droite, il faut tout réinventer ! »
Nous sommes à Vienne, Kiev, Athènes, Budapest… A force de s’être invité sur tous les points chauds de la planète, Bernard-Henri Lévy a un carnet d’adresses à faire pâlir les diplomates. Durant son périple, il a pu notamment rencontrer Sebastian Kurz, le chancelier autrichien et Alexis Tsipras, le Premier ministre grec. A Kiev, celui qui n’avait pas manqué le rendez-vous de la révolution de la place Maïdan, en février 2014, a vu le président Petro Porochenko dont il est un fidèle et son rival Volodymyr Zelenski pour le scrutin de ce 21 avril. C’est le très secret favori des sondages qui a demandé à le rencontrer. « Son premier mot a été : “alors vous aussi vous êtes un showman ?” », raconte le philosophe qui l’a trouvé « moins inquiétant qu’on ne le croit ». En Hongrie, Viktor Orban a voulu lui aussi le voir, suite à une interview dans laquelle BHL demandait où était passé l’homme qu’il avait connu, il y a trente ans de cela, lors d’une mission confiée par François Mitterrand dans les six capitales de l’Europe centrale libérée. Le Premier ministre hongrois était alors un dissident exemplaire, libéral, anti-totalitaire, c’est-à-dire le contraire de ce qu’il est devenu… « J’ai eu l’impression de voir un homme absolument convaincu, qui pense vraiment ce qu’il dit et ce qu’il fait. Je lui fais au moins crédit de cela. Je crois qu’Emmanuel Macron a raison d’en faire un adversaire privilégié », juge-t-il aujourd’hui.
Nous sommes à l’aéroport de Gdansk. Bernard-Henri Lévy passe à nos côtés. Des officiers de sécurité français l’accompagnent. Le philosophe n’est décidément pas un acteur comme les autres…
LOOKING FOR EUROPE, DANS LA PRESSE EUROPÉENNE
Tous les articles en langue anglaise sont à retrouver sur la version anglophone de ce site.
(ESPAGNE) Bernard-Henri Lévy, cooked in seva tinta, Sebastia Alzamora, Ara.cat, 31 janvier 2019.
(ITALIE) Via Salvini, “affidatevi a De Falco”, Massimiliano Lenzi, Il Tempo, 18 février 2019.
(ESPAGNE) “Vox y el independentismo son rostros gemelos”, Salva Torres, El Mundo, 17 mars 2019.
(GRÈCE) Ο Bernard-Henri Lévy στην Αθήνα, Times News, 19 mars 2019.
(GRÈCE) «Η αναζήτηση για την Ευρώπη περνά από την Αθήνα», Κεφαλά Αλεξία, Ta Nea, 22 mars 2019.
(ESPAGNE) Bravo-Hermano Liberal, Pedro J. Ramírez, El Español, 24 mars 2019.
(ESPAGNE) Albert Boadella vuelve a Barcelona 12 años después, Metropoli Abierta, 25 mars 2019.
(ESPAGNE) Y Boadella volvió, Miquel Giménez, Vozpopuli, 27 mars 2019.
(ESPAGNE) « Looking for Europe / Bernard-Henri Lévy », Gabriel Sevilla, Artezblai, 27 mars 2019.
(HONGRIE) Lévy aggódik Európa jövőjéért, Euronews, 2 avril 2019.
(ALLEMAGNE) Philosoph Lévy tourt mit Pro-Europa-Theaterstück durch die EU, Euronews, 2 avril 2019.
(PORTUGAL) « A Europa segundo Bernard-Henri Lévy », Clara Ferreira Alves, Expresso, 6 avril 2019.
(HONGRIE) « A fiatal Orbán, aki hitt az emberi jogokban, már nincs többé », Euronews, 9 avril 2019.
(ALLEMAGNE) « Auf der suche nach Europa », Von Carmen Gräf, Kultur Radio, 11 avril 2019.
(ALLEMAGNE) « Wird sich Europa mit dem schlimmsten abfinden? », Die Welt, 11 avril 2019.
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