Chercher à démêler l’écheveau d’un crime, couvert en partie par la raison d’Etat. Reprendre l’enquête, seul, à la barbe des assassins, quand toute raison concourt à vous en dissuader. Publier, en conclusion de ses recherches, une charge étayée mais brutale contre le régime pakistanais, malgré les mises en garde, les conseils de prudence et les avis forcément éclairés de chaque spécialiste. Battre ce fer porté au rouge par des enjeux stratégiques énormes, avec, pour toile de fond, la sourde angoisse de l’Occident depuis les attentats-suicides du 11 septembre 2001 au cœur de la forteresse américaine. Érigé sur de telles fondations, le livre de Bernard-Henri Lévy ne pouvait qu’être vertigineux. Et le lecteur qui suivra l’auteur pas à pas au sommet de sa construction déductive y découvrira une perspective terrifiante. Sur l’incroyable enracinement d’Al-Qaeda au Pakistan, sur l’étendue de ses réseaux, sur leur degré de pénétration au sein de l’appareil d’Etat, sur l’influence de ces islamistes radicaux dans l’armée, dans la bonne société d’Islamabad, de Lahore, de Karachi, mélange d’effroi et de fascination, sur leur capacité de nuisance, sur les risques d’attentats, bien réels, sur les craintes, hypothétiques, de prolifération nucléaire.

Noir tableau, fresque lourde de menaces, brossé en réponse à la question posée par le titre de l’ouvrage, Qui a tué Daniel Pearl ?, le correspondant du très austère Wall Street Journal en Asie du Sud. Un excellent journaliste, humain, curieux, pugnace. Un Américain marié à une Française, un juif ouvert au monde arabe, attentif à l’univers musulman, égorgé par des fanatiques, au nom d’une guerre déclarée sainte, devant une caméra vidéo. A l’évidence, Daniel Pearl, son envie de savoir, son destin terriblement tragique, ont magnétisé Bernard-Henri Lévy.

Le romancier ose une dangereuse identification avec le reporter. Bouleversé par sa mort aux allures de crime contre la vérité, l’écrivain se coule « dans son rôle pendant quelques mois », veut à tout prix « marcher dans ses pas ». Daniel Pearl enquêtait sur les liens éventuels entre une cellule d’Al-Qaeda basée au Pakistan et Richard Reid, le passager à la chaussure piégée, Britannique, musulman, qui avait tenté de faire exploser en vol, le 22 décembre 2001, un avion d’American Airlines reliant Paris à Miami. Daniel Pearl a été enlevé à Karachi par un autre Britannique, musulman, personnage inquiétant, Ahmed Omar Sheikh, à la fois agent opérationnel de l’Inter-Services Intelligence (ISI), la centrale pakistanaise de renseignements, et membre éminent de la nébuleuse islamiste, dirigeant de premier plan du groupe armé Jeïsh Mohamed, proche conseiller d’Oussama ben Laden. Coïncidence, plaident certains. Supplétif, manipulé dans une lutte de pouvoir opposant un quarteron de généraux conservateurs au nouveau chef d’état-major proclamé président, réputé moderniste et se voulant allié fidèle des États-Unis dans leur traque mondiale de l’hydre terroriste. Soldat trahi, perdu dans les labyrinthes ténébreux d’une guerre clandestine commencée avec la bénédiction de l’Amérique contre le seul ennemi d’alors, totalitaire, soviétique et athée.

La thèse officielle, celle d’un dérapage, a de très nombreux défenseurs. Experts de la région ou obligés du gouvernement. Les diplomates qui font valoir qu’à tout prendre, mieux vaut traiter avec le Pakistan de Pervez Musharraf qu’avec celui de ses ennemis. Les policiers ou autres agents de la lutte contre le terrorisme qui doivent se contenter de la coopération offerte, aussi imparfaite soit-elle, ou voir se tarir pour de bon un flux contrôlé d’informations vitales. Les chercheurs ou les journalistes qui se doivent de concéder le bénéfice au doute quand manquent les preuves irréfutables et que les sources se retranchent derrière des exigences draconiennes en matière de confidentialité. Car quiconque a cru pouvoir dissiper une once de l’épais brouillard entourant les conditions de la mort de Daniel Pearl connaît la difficulté à écrire en conscience. Connaît l’angoisse qui étreint ses interlocuteurs, leur crainte que les fuites ne soient lues comme autant de pressions qui se payent en bombes de représailles contre leurs ressortissants.

Les avocats de la mesure pourront regretter que Bernard-Henri Lévy instruise en procureur, assène son intime conviction de la culpabilité d’un régime plus prompt à se trouver des excuses qu’à faire la lumière sur la nature des relations entre certains de ses exécutants et les exécuteurs de Daniel Pearl. En adoptant ce parti pris, l’intellectuel joue pourtant bien son rôle. En refusant de se taire, d’édulcorer son propos, en faisant fi du chantage à la responsabilité, l’écrivain se joue des règles imposées au journaliste. En reprenant à son compte le travail du reporter, en prenant le lecteur à témoin de ses tâtonnements, de ses difficultés, en dévoilant les obstacles à l’enquête, il assoit son propos, affermit ses hypothèses.

Enfin, le philosophe sait que la réponse formelle compte moins que la façon de poser la question. Et c’est bien parce qu’il a pu coiffer tour à tour les trois chapeaux du romancier, du journaliste et du philosophe, que Bernard-Henri Lévy a signé un livre en forme de pavé dans la mare. A disséquer comme un réquisitoire. A digérer comme un essai.


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