Cela commence comme un hommage que l’on veut rendre à Daniel Pearl, le journaliste américain du Wall Street Journal, décapité, à Karachi, en février 2002 par une bande de fous de Dieu. Cinq cent quarante pages plus loin, le lecteur se retrouve face à l’enquête la plus approfondie et la plus pointue qui ait été faite sur les usines où se forment aujourd’hui les nouveaux barbares, Bernard-Henri Lévy a voulu d’abord, en commençant ce livre, saluer Daniel Pearl « ce semblable, de frère », honorer sa mémoire. Il a cherché à mettre ses pas dans les siens, comprendre pourquoi et comment un homme, juif et ami du monde arabo-musulman, proche de tous les déshérités, se retrouve un jour piégé et égorgé.

Bernard-Henri Lévy a voulu savoir qui est ce journaliste, ce qui l’a poussé un jour à proclamer devant ses ravisseurs – comme un geste de fierté – son judaïsme. Ce qu’il a écrit jusque-là. Il plonge dans le passé de cet homme. Il rencontre la famille de Daniel. Peu à peu, il se rend compte que son assassinat n’est pas un fait divers mais un meurtre prémédité, préparé par des fondamentalistes fanatiques avec le concours de l’État pakistanais.

Mais d’abord, Lévy s’intéresse à la personnalité du cerveau du crime, un jeune homme ancien élève de la London School of Economics. Ce jeune homme, Omar Sheikh, qui est un pur produit de l’Occident va se transformer, peu à peu, en ennemi de l’Occident.

Lévy rencontre tous les anciens amis du jeune homme, reconstitue, de capitale en capitale – avec quelle patience et quelle minutie ! – ses voyages et ses dérives. Il va jusqu’à vérifier ses lectures à la bibliothèque de l’école.

Ce livre est moins celui d’un philosophe ou d’un romancier que celui d’un enquêteur et d’un grand reporter. Même si Lévy revendique le droit pour le philosophe de donner son avis dans ces pages et pour le romancier celui de voler au secours de l’enquêteur quand le réel se dérobe. C’est d’ailleurs pourquoi Lévy parle à propos de ce livre d’un « romanquête ». On est ébahi devant l’énergie qu’il a fallu développer pour les besoins de cette enquête, les voyages de continent en continent ; admiratif devant les risques encourus – Lévy en raconte quelques-uns – quand on sait que l’enquête ne se déroule pas dans un terrain qui respecte les droits de la presse ou ceux de la liberté de penser, mais dans une jungle de barbares où le fait de s’appeler Lévy est déjà un crime. Lévy parle de la « propre maison du Diable ». On reste bouche bée devant le travail impressionnant que déploie l’inspecteur Lévy. Il est à lui seul une police judiciaire. Il étudie les détails, reconstitue les puzzles, remet les choses en place, identifie les personnages qui vont, dans cet acte barbare, jouer le moindre rôle. Il ne désespère pas quand on lui refuse telle ou telle visite. Il s’accroche. Et parvient souvent à ce qu’il veut. Plus son enquête avance et plus des hypothèses sont échafaudées.

Il y a ce qu’il arrive à établir de science sûre, preuves à l’appui : par exemple que Pearl a été torturé puis enterré dans une maison appartenant à une fausse organisation de bienfaisance qui sert de faux nez à Ben Laden ; que c’est à Binori Town, à Karachi, que sont formés aujourd’hui les bataillons d’élite d’Al-Qaïda ; par exemple encore que Omar Sheikh – que Ben Laden appelle « my favored son » – est mêlé au 11 septembre ou encore que l’assassinat de Pearl a été une conjuration massive d’Al-Qaïda et des services secrets pakistanais, le fameux ISI.

Et il y a, à côté de cela, l’hypothèse que Lévy propose pour expliquer le fait que Pearl ait été à un moment donné, considéré comme dangereux par ses ravisseurs. C’est qu’il était sans doute en train d’enquêter sur la bombe atomique pakistanaise. On a compris qu’il s’agit ici d’un livre de courage. Par-delà l’hommage rendu à un journaliste admirable de dignité – l’ouvrage est d’ailleurs dédié à son fils Adam – c’est la première fois que l’on parle, en nommant les choses par leur nom, du « monde de l’islamisme radical avec ses codes, ses mots de passe, des territoires secrets, ses mollahs de cauchemar qui soufflent la folie dans les âmes, ses petites mains, ses maréchaux ».

C’est la première fois que le Pakistan est désigné comme le « pays drogué au fanatisme » pour ne rien dire de l’antisémitisme enragé de ses habitants et que l’on décrit le djihadisme qui fonctionne dans les camps comme à la fois un mode de vie et d’être au monde autant qu’une disposition à la guerre.

Mais ce livre est aussi une mise en garde et un appel. La partie de bras de fer que les nouveaux barbares engagent avec les démocraties ne fait, dit Lévy, que commencer.


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