Le problème ce n’est pas Libération, qui, en titrant sur la frange de la gauche qui clame « J’ai déjà fait barrage, cette fois c’est fini », fait son métier.
C’est le passage à l’acte des responsables politiques et des électeurs qui, pour dire la chose en clair, refusent par avance de trancher entre Emmanuel Macron et Marine Le Pen et se préparent donc, très tranquillement, à voir cette dernière entrer à l’Élysée.
Il y a là des aveugles.
Des sots.
Il y a les éternels tenants de la politique du pire et du désastre – pour mieux – rebondir.
Il y a ceux qui, à force de répéter que nous vivons en dictature, ont fini par s’en persuader et ne plus savoir distinguer entre un libéral et un fasciste.
Il y a la fatigue de la démocratie.
Il y a ceux que l’on sent heureux de retrouver une puissance de feu dont des décennies de crise de la représentation politique semblaient les avoir privés.
Il y a les gros malins de la cuisine politicienne contents de s’être drapés, au bon moment, dans la toge de l’insoumission ou dans la cape de camouflage EELV et qui, « sous cet habit respecté », se donnent « la permission », comme les hypocrites du Dom Juan de Molière, de s’acoquiner avec « les plus méchants hommes du monde ».
Et l’on peut d’ores et déjà affirmer que, parmi ces bidouilleurs de la misère sociale et politique, la palme revient à M. Julien Bayou , stupéfiant d’autosatisfaction, de morgue et de cynisme quand, dans une langue qui sent son McKinsey plus que son Henry David Thoreau ou son René Dumont, il s’étend, dans les colonnes du Point, sur le « backlash » vertueux dont bénéficieraient les idées des écolos – à Le Pen le passé, plastronne ce fier lascar (ce pourquoi elle pourrait arriver au pouvoir…) ; à Macron, le présent ; et à lui, Bayou, l’avenir (et tant pis si la France, dans son immense majorité, signifie sa méfiance à l’endroit de sa personne et même de son parti qui, contrairement aux autres partis écologistes d’Europe, peine à être pris au sérieux).
Il y a eu le barrage de Malpasset, qui rompit en 1959 : il y a, maintenant, le barrage de Malnepasserapas.
Il était pensable de voir Mme Le Pen élue au suffrage universel : voilà qu’au nom d’une stratégie de billard à trois bandes cela peut devenir souhaitable.
Et ce jeu, depuis quelques jours, est devenu un cauchemar dont le Landerneau fait son buzz, sa sensation, son divertissement.
Certains sont outragés, bien sûr.
Mais d’autres s’en amusent.
D’autres, que l’on n’a pas connus si curieux de l’expérience américaine, découvrent son bon usage : « les États-Unis ont bien eu Trump et ils ont su le congédier ; pourquoi n’aurions-nous pas Le Pen pour la chasser à tout jamais ? »
D’autres encore semblent avoir pris le pli de l’interminable séquence sanitaire et laissé la même thérapeutique masochiste et statistique, la même folie expérimentale menée par la même sorte d’apprentis sorciers, basculer du Covid dans la présidentielle : « un mal pour un bien ! un peu de Le Pen, après tout, serait-ce tellement pire que le confinement, le bon, celui de 2020, quand on applaudissait sur les balcons et qu’on était si heureux de se retrouver tous en prison ? »
Et partout triomphe cet esprit de comptabilité du journalisme politique, formé et estampillé par des instituts de sondage qui se prennent pour l’oracle de Delphes alors qu’ils ne sont que le bon vieux Café du commerce ou, pire, la criée du Ventre de Paris retrouvée : « à l’encan, la gauche républicaine ! bradés les sociaux-démocrates ! dis, si Macron perd les centristes, ça fait combien, en plus, pour la poissarde ? »
Alors, le problème, je le répète, ce n’est pas le thermomètre qui prend la mesure de la fièvre.
Le problème brûlant, crucial, massif, c’est que nous ne soyons plus aussi nombreux à voir les signaux faibles, à entendre les avertisseurs d’incendie et à nous alarmer de cette inexorable perte de sens des mots de la politique.
De grâce, amis de Libération, ne laissez pas planer l’idée que la formule « le fascisme ne passera pas », parce que c’est une formule, et même une vieille formule, cesserait d’être sacrée : vous savez bien qu’il y a des situations où, non contente de faire une politique, elle serait la seule possible.
De grâce, gens de gauche, travaillez, réfléchissez, bâtissez un projet, bataillez pied à pied pour l’emporter, mais ne cédez pas à la tentation, qui fut l’une des plus sombres de votre histoire, de dire : si on échoue, on s’abstiendra de choisir entre un mal et un moindre mal, un pire et un moins pire, on ira pêcher à la ligne.
Et de grâce, êtres de raison, pensons qu’il va falloir vivre, en effet ; que l’heure arrive où l’on va pouvoir recommencer d’aimer, de flâner, se promener dans des villes ressuscitées et libres, fraterniser, dialoguer, toutes choses qui ne sont pas toujours du goût de la cheffe du Rassemblement national, fille de son père, danseuse de valses viennoises avec fachos locaux, gueularde, haineuse ; et pensons, oui, que rien ne serait plus navrant que de choisir ce moment pour offrir, sur un plateau, la France de Molière et de Léon Blum à un fascisme blanchi et dédiabolisé, bobo et sympa – à des gens qui, au pouvoir, seraient bien capables de nous donner une francisque hipster et une xénophobie trop cool.
Une énorme pulsion de mort s’est abattue sur le monde.
Eh bien, cela suffit.
Ces plaisanteries de petits malins et de prestidigitateurs de l’arithmétique électorale sont, dans ce climat, non seulement obscènes, mais suicidaires.
Quitte à jouer avec la mort, que ce ne soit pas avec Mme Le Pen.
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