On croyait qu’il n’était qu’une image. On découvre qu’il a une histoire. Peut-être même un destin. En tout cas, un corps. Ce n’est pas si fréquent un corps, en politique. Un vrai corps. Avec allégresse. Bonheur de vivre. Et cette façon, en quarante-huit heures, de bousculer partenaires, adversaires et concurrents. Cohn-Bendit, un vivant. Un revenant, mais un vivant. C’est son côté « retour de la vieille dame » de Dürrenmatt – cette revenante dont le retour opère comme un terrible révélateur dans la petite société de son village natal. Jospin en père sévère. Voynet, politicienne mal inspirée. Le Pen – cet autre corps – ridiculisé par avance, chaplinisé. Sans parler des gentils centristes dont il tient, à peu de chose près, le discours – mais de façon tellement plus séduisante et convaincante ! Il ne doit pas faire bon être centriste par les temps qui courent. Car survient le revenant. Il dit ce que les centristes disent depuis des années. Il tient même, sur l’euro, des propos qu’eux-mêmes hésitent à tenir. Et, miracle de la musique politique : les mêmes phrases qui, dans leur bouche, sonnaient « économiste », « marchand », etc., apparaissent, dans la sienne, ludiques, sympathiques, généreuses. Injustice, et grâce, de la politique quand surgit un Événement qui, soudain, sans crier gare, vient « donner un sens plus pur aux mots de la tribu ».

Coluche ? Rien à voir avec Coluche. Car Coluche était un provocateur, lui est un centriste. Coluche offrait une candidature de témoignage, appelée à demeurer marginale ; avec lui, le « marginal » devient central, le « témoignage » responsable – c’est toujours le son, la liberté d’allure et de ton des candidatures « pour rire », sauf qu’il y est question, maintenant, de la « monnaie unique », du « principe de subsidiarité » et des pouvoirs de la « banque centrale » ! Un signe qu’il vise, non l’extrême gauche, mais le centre : la façon dont il a traité notre spécialiste ès candidatures de témoignage – cette façon d’insulter (car « poujadiste », jusqu’à nouvel ordre, est une insulte !) notre intouchable nationale, Arlette Laguiller. Un autre signe : cette manière de dire « je suis un bon garçon ! j’ai tellement envie qu’un candidat de gauche l’emporte en 2002 ! » – il dit « Jospin », mais comment ne voit-on pas qu’il pense, déjà, « Cohn-Bendit » ? il fait le modeste – mais comment n’entend-on pas que cet homme qui s’est « fait » un président (de Gaulle), puis qui en a « fait » un autre (Giscard, ce pur produit de Mai 68 et donc, qu’on le veuille ou non, de lui, Daniel Cohn-Bendit) est en train de jouer sa propre carte et son nom ? On peut trouver le personnage insuffisant. On peut – c’est mon cas – le trouver terriblement léger sur la question, par exemple, des sans-papiers et estimer que, en la circonstance, c’est du côté du Premier ministre qu’était le courage politique. Il est difficile de nier qu’il est en train de se produire avec lui ce qui, au même moment, en Allemagne, se passe avec son ami Joschka Fischer : l’arrivée au centre du jeu d’une génération qui se tenait, depuis trente ans, à la lisière ; le recyclage, pleinement politique, de cet « esprit de Mai 68 » qui n’avait, jusqu’ici, pas rencontré son débouché ni sa vérité.

À la fois normand et cévenol, où voulez-vous que je m’enracine ? demandait Gide à Barrès. Eh bien, c’est un peu la même chose avec ce « Juif allemand » né à Montauban, à la toute fin de la guerre. Européen par vocation. Franco-allemand de naissance et d’instinct. Pur produit, autrement dit, de cette « identité européenne », désirée mais introuvable – et qu’il ne lui est pas nécessaire d’inventer pour incarner. Simone Veil, c’était l’histoire malheureuse de l’Europe. Elle était sa mauvaise conscience – la victime, en même temps que l’héroïne, lumineuse et glorieuse, de l’Europe sombre. Lui, c’est son histoire heureuse. C’est le témoin de sa réconciliation. C’est l’enfant d’une Europe revisitée, pacifiée, ressuscitée. Et c’est la preuve vivante qu’elle peut être, cette Europe, autre chose qu’un cauchemar ou une utopie. Regardez, d’ailleurs, les autres acteurs du débat. Voyez comme se fait, jusqu’ici, le choix des autres « têtes de liste ». Il y a des « grands commis » de l’Europe, mais qui n’ont jamais été de très bons politiques. Il y a des demi-Européens, mais dont on en est encore à sonder la sincérité de la conversion ou à se demander si, élus, ils siégeront à Strasbourg. Il y a les recalés, enfin, de la politique nationale française qui ne briguent un mandat, là, dans cette bataille, que faute de mieux, par défaut et comme pour se refaire. Cohn-Bendit, lui, est un vrai politique. Un vrai Européen. Il est par la force des choses, quels que soient ses mérites propres, le prototype de cet « homme politique européen » en gestation depuis cinquante ans. Il est le seul, en tout cas, et pour l’heure, dont on n’ait pas le sentiment qu’il mène cette aventure comme si elle était une élection nationale déguisée. C’est une autre de ses forces. C’est l’autre raison, il me semble, du tumulte autour de lui. Et ce sera, demain, la source de son succès.