Adam Gopnik est le plus francophile, pour ne pas dire le plus français, des écrivains nord-américains (souvenons-nous de son De Paris à la lune, paru il y a six ans).
Son dernier livre (Angels and Ages, Knopf, non encore traduit, espérons…) n’en est pas moins la plus déroutante, la plus dépaysante et, donc, la plus utile, des lectures pour un habitué des débats d’idées hexagonaux.
Le XXe siècle, dit à peu près l’auteur, a été le siècle de Freud, Nietzsche, Marx.
Ce fut l’âge d’or de ce qu’un philosophe français appela naguère les « grands récits ».
Eh bien le XXIe siècle sera celui de deux noms auxquels on ne pense jamais lorsqu’on essaie d’imaginer qui pourra bien remplacer ces grandes figures en partie déchues – il sera celui de deux hommes que l’on n’a guère, jusqu’ici, songé à rapprocher alors que le hasard les a fait naître, le même jour, d’un côté et de l’autre de l’Atlantique : Abraham Lincoln et Charles Darwin.
Pourquoi Abraham Lincoln ? Parce qu’il fut l’un des hérauts, bien sûr, de cet événement considérable : l’émancipation des Noirs américains.
Pourquoi Charles Darwin ? Parce qu’il est le responsable, évidemment, du grand décentrement à l’origine de l’humanisme contemporain.
Pourquoi les deux ? Quels points communs, plus exactement, entre le président et le savant ? Gopnik en distingue trois. Et c’est là que son livre devient passionnant.
D’abord, dit-il, l’antiracisme. C’est évident dans le cas de Lincoln qui prit, en conscience, tant l’esclavage lui faisait horreur, le risque d’une guerre terrible. Mais ce l’est, tout autant, dans le cas de Darwin dont on a voulu faire, après sa mort, le père d’on ne sait quelle sélection des « espèces sociales » alors que sa théorie monogénétique de l’histoire de l’humanité, son idée d’une souche unique pour tous les humains sans exception, font de lui, aujourd’hui encore, le meilleur pourvoyeur d’arguments antiracistes.
Ensuite le triomphe de la prose. Oui, ce qu’invente Lincoln, c’est, dit Gopnik, l’idée d’une politique modeste, presque décevante, faite d’un empilement de lois, droits, procédures, voire compromis, dont il avait acquis le goût dans sa première vie d’avocat et où il voyait le parfait antidote à la vision épique du monde des Sudistes esclavagistes, à leur côté code de l’honneur, duels, Autant en emporte le vent, etc. Et ce qui distingue Darwin, c’est, face à des collègues toujours trop prompts à se hisser sur les cimes des grandes synthèses romantiques, le goût des observations, leur multiplication presque infinie, leur minutie, leur patience, le temps passé en compagnie des pigeons et des crustacés, les carnets remplis de notes – de nouveau, la passion du prosaïque.
Et puis enfin la langue. Celle de Lincoln, admirable de concision, de précision, d’élégance sans emphase (son destin ne se joua-t-il pas, comme celui, deux siècles plus tard, d’un certain Barack Obama, sur deux discours empreints d’un mode d’éloquence inconnu, jusqu’à lui, dans la politique américaine ?). Et celle de Darwin, ce savant qui était aussi un magnifique écrivain (Gopnik montre bien comment, chez l’auteur de De l’origine des espèces, l’exigence de bien dire, l’art du récit, le style ne sont pas un ornement venant couronner la recherche, mais le mouvement même de la preuve, l’image de sa nécessité, sa pulsation intérieure, sa loi).
Au jeu du portrait croisé, viennent encore s’ajouter l’histoire des deux enfants (Willie et Annie) morts en bas âge et identiquement pleurés.
La légende des épitaphes énigmatiques (de Lincoln, sur son lit de mort, son ministre de la Guerre a-t-il murmuré : « Now he belongs to the ages » ou « to the angels » ?).
Le temps qu’ils mirent, l’un comme l’autre, à devenir ce qu’ils étaient (l’histoire des vingt années où Darwin hésita à publier son chef-d’œuvre, la description de ce mixte étrange de scrupules scientifiques et de peurs toutes bêtes devant le scandale qu’il savait qu’il allait provoquer, l’hypothèse, enfin, selon laquelle c’est par amour conjugal, par peur de blesser la piété d’une épouse adorée, qu’il aurait si longtemps différé le moment de rendre publique une thèse qui devait modifier le cours de l’histoire de l’humanité – tout cela, tout ce récit d’une vie où se mêlèrent, à doses égales, le souci sublime du Vrai et les humaines, trop humaines réquisitions de l’existence, est de la grande histoire des sciences, à la façon d’un Bachelard ou d’un Canguilhem).
Mais l’essentiel est bien dans ce refus conjoint de l’idée même d’une échelle des êtres, dans ce parti pris commun pour la prose du monde contre ses visions poétiques et enchantées, dans ce goût enfin, chez les deux, pour une forme de rhétorique dont Adam Gopnik soutient qu’elle est une autre épice essentielle de la civilisation libérale. Attention ! Pas le libéralisme au sens français. Pas davantage au sens américain. Mais en ce troisième sens, mettons britannique, qu’il avait chez John Stuart Mill et qu’il retrouvera le jour où l’on fera, aux citoyens, le double devoir d’être des patriotes de la règle constitutionnelle et des militants intraitables de leur liberté d’individus. Darwin + Lincoln ? L’idéal scientifique + l’humble pratique d’une politique à ras des passions humaines ? La démocratie, même.
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