Je ne vais pas « répondre » – et surtout pas ici – au tir de barrage, sans précédent, me dit-on, dont mon film vient d’être l’objet. Je ne veux pas parler du film même. Je ne veux pas non plus poser la question qui, moi aussi, me brûle parfois les lèvres : pourquoi tant de véhémence ? que fais-je pour la déchaîner ? que me vaut le privilège de cristalliser ainsi, chez certains, régulièrement, depuis vingt ans, une haine si névrotique ? Ayant eu le loisir, en revanche, d’observer in vivo le fonctionnement de cette petite corporation – je n’aime pas le mot : mais c’est ainsi qu’il lui plaît, semble-t-il, de s’afficher – qu’est « la » critique de cinéma, je voudrais dire deux ou trois choses de ses rites et usages.

1. La désinformation. Je n’en prendrai qu’un exemple. Celui de cette fameuse « interdiction » que j’aurais faite aux critiques de voir le film avant sa sortie. J’aurais pu, bien entendu, le faire. J’aurais pu estimer – c’est une position qui se défend et c’est, au demeurant, celle d’un grand nombre de cinéastes – que le regard des professionnels n’a pas à précéder celui des spectateurs. Il se trouve que ce ne fut pas le cas. Aucun critique – je dis bien aucun – ne peut prétendre qu’il lui ait été interdit de voir ce film dès lors que je l’ai eu achevé. Et la preuve, s’il en était besoin, en serait dans ces journaux qui, le matin même de la sortie du film, consacraient une demi-page à se plaindre que je ne le leur avais pas montré et en consacraient une autre à dire le mal qu’ils en avaient tout de même pensé. Pourquoi cette contre-vérité, alors ? Pourquoi tant de complaisance à répercuter, jusqu’à la nausée, une information dont chacun sait qu’elle est factuellement fausse ? La réponse leur appartient.

2. L’effet de meute. J’ai déjà, dans ma vie, eu l’occasion de faire face à des assemblées houleuses ou hostiles. Mais il m’aura fallu attendre cette circonstance – et la présentation de mon film à Berlin – pour découvrir ce spectacle, au demeurant cocasse : un rassemblement, non de militants, mais de journalistes chauffés à blanc par une camarilla parisienne – et se comportant, pour le coup, en vulgaires provocateurs de meeting. Il paraît que le procédé n’est pas neuf et qu’il y a des précédents fameux de festivals où des réalisateurs furent interdits de parole par ceux-là mêmes qui venaient, en principe, solliciter ladite parole. L’ancienneté de la méthode ne m’empêche pas de la trouver étrange. Ni sa récurrence de demander : qui abdique sa fonction – l’auteur qui vient se soumettre à la question critique ou la critique qui s’y dérobe ? qui escamote le geste critique, l’enjambe, etc. : le cinéaste ou les professionnels en chaleur qui font passer l’esprit de lynchage avant le devoir de médiation ?

3. Une conception policière du fonctionnement de leurs propres journaux. Le cinéma est un art populaire. Alain Delon est, dans cet art, une star populaire par excellence. Et il était donc naturel – encore que préoccupant, mais c’est une autre affaire – de voir des magazines rivaliser d’empressement, se prendre de vitesse, surenchérir parfois, pour interroger mon acteur principal, le photographier, lui consacrer leur couverture, l’afficher, etc. (phénomène qui, soit dit en passant, se produisait au même moment, et dans les mêmes proportions, avec Woody Allen, puis avec les vedettes du film de Berri). Mais la « critique », là non plus, et s’agissant de moi, ne l’a pas entendu de la même oreille. Derrière chacune des apparitions d’Alain Delon, elle voyait une main diabolique (la mienne). Derrière chacune de ses prestations, elle voyait une démission (celle de leur propre journal, instrumentalisé par ma toute-puissante malignité). Et elle a mobilisé des trésors d’imagination pour reconstituer le système d’influences occultes qui m’auraient permis d’imposer ce que leurs supports désiraient. C’était me faire beaucoup d’honneur. Mais c’était, surtout, se faire une idée bien misérable d’eux-mêmes, de leurs journaux et de la presse en général. Arrogance et masochisme. Bizarrerie d’une société du spectacle qui renverse les rôles et veut se croire manipulée par ceux-là mêmes qu’elle sollicite et dévore. Bizarre époque…

Je pourrais évoquer encore la pratique – spectaculaire pour qui vient de la littérature – de la critique ad hominem. Je pourrais demander réparation, à certains, de la bassesse avec laquelle ils ont cru devoir traiter tel ou telle de mes proches. Je devrais m’étonner aussi du puritanisme – réel ou feint, je ne sais – des nigauds qui, après Godard et Karina, Rossellini et Bergman, Gary et Jean Seberg (j’en passe évidemment, car c’est toute l’histoire du cinéma qu’il faudrait pouvoir passer en revue), en sont encore à s’émouvoir qu’un auteur puisse filmer et diriger sa propre femme. Mais peu importe. Devant tant d’inconséquence, je me contenterai de dire ma nostalgie d’un âge où régnaient les Serge Daney, les Jean-Louis Bory, les Jean Douchet – ces cinéphiles authentiques pour qui la critique, même sévère, était d’abord un « art d’aimer ». Un art qui ne sait plus aimer est, toujours, un art condamné. Un genre qui, n’ayant plus le pouvoir de remplir les salles, se console en les vidant est un genre à l’agonie. Je ne lui aurais pas consacré cette chronique s’il ne s’agissait que de moi. Je pense à tous ceux dont le cinéma est la vie et qui sont, pour quelques années encore, soumis à son verdict.


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