Bernard-Henri Lévy, dans Le Lys et la cendre, se trouve, pour son malheur et celui de son époque, confronté à deux sujets qui n’auraient, idéalement, rien à voir et qui, pourtant, sont inextricablement liés : l’Europe, l’Histoire, les nationalités, les guerres et le sang, et, d’autre part, le rôle, la fonction, la nécessaire distance, et l’embourbement, des intellectuels.

Pas nouveau, sans doute, ce couple infernal, comme on dit en physique, d’un couple de forces divergentes, mais qui sont embarquées dans le même piège, et dont les intellectuels, justement, sont bien obligés de se débrouiller, à moins de faillir à leur plus petite ombre de justification. Ce que Sartre appelait l’engagement, et dont on s’est assez misérablement moqué, du vieux philosophe tordu juché sur son tonneau de Billancourt, ou bien, entouré de Foucault, Glucksmann, Deleuze, distribuant La cause du peuple sur les trottoirs des boulevards parisiens.

Pour Bernard-Henri Lévy et ceux de sa génération, l’affaire Dreyfus, la Résistance, la guerre d’Algérie, qui ont tant, et à si juste titre, bouleversé le monde intellectuel, et par contre-coup le monde entier, s’appellent, aujourd’hui, guerre yougoslave et, plus précisément, Bosnie. Simplement, le système médiatique a changé, il ne suffit plus de la « Une » dans L’Aurore, d’une émission de Les Français parlent aux Français, d’un bulletin clandestin de Vérités pour. Il faut le film, la télévision, les interventions de masse, les meetings, où l’exactitude, la précaution, la prudence ne sont pas exactement de mise. La politique, et ses truchements, ne font plus dans la dentelle.

Ce n’est pas nouveau. Edouard Herriot, président du Parti Radical, multiministre de la IIIe et de la IVe République, disait, avec l’élégance qui caractérisait cette époque, que la politique, comme l’andouillette, devait, pour être bonne, sentir un peu la merde. Qui, comme un philosophe, voit dans la politique l’accomplissement, sinon du bonheur – ne soyons pas idéalistes – du moins d’un minimum de justice et d’honnêteté, tombe de haut. Et, dans ses dialogues de sourds avec les politiques, Mitterrand, bien sûr, mais aussi Juppé, Balladur, tous, Bernard-Henri Lévy comprend vite que les motivations, les systèmes de réactions, les ambitions et les sentiments mêmes sont, dans les deux domaines de la « politique » et de la morale, de l’humanité, aux antipodes. Platon et Aristote ne seraient, aujourd’hui, et sans doute depuis quelques siècles, même pas huissiers à la porte d’un sous-secrétaire d’État.

À cet égard, l’interview avec François Mitterrand, président de la République, sur la position et l’action de la France, entre 1992 et 1994, en Serbie et en Bosnie, est un modèle. Qui fait froid dans le dos.

Mais c’est l’honneur conservé, même si raillé, ridiculisé par les hommes et les faits, de l’intellectuel, de continuer obstinément à y aller, à recevoir des coups, des claques dans la gueule, à se faire moquer. Pour maintenir, justement, envers et contre ce qu’il faut bien appeler une belle bande de salauds – disons plus poliment cyniques, ou « réalistes » – l’existence d’une morale, de cette nécessité de chercher, tout simplement, le bien et le mal, sans prétention, mais sans faiblesse. Quitte à se planter, à se laisser berner par qui ne joue pas les mêmes règles, et n’hésite pas à empocher le pot au poker en sortant son revolver. Les convaincus, les honnêtes finissent toujours par l’emporter. Ce ne sont pas les Munichois qui ont gagné en 1945, mais un obscur général de brigade dégingandé. Les Munichois, eux, se sont contentés de se déshonorer. Cela ne les a sans doute pas empêchés de dormir, mais c’est leur affaire.

Bernard-Henri Lévy nous raconte, sans fard, les réussites et les âneries de son combat pour la Bosnie, le film Bosna !, qui montrait un peuple en lutte, et la « connerie monumentale » de la liste Bosnie aux élection européennes, qu’il ne se cache pas, ne nous cache pas. Les intellectuels n’ont pas toujours raison, dans les faits ni dans les moyens, surtout quand les cartes sont biseautées contre eux. Ils ont au moins une raison, ils refusent de se déshonorer. Et, comme disait le colonel dans La Règle du jeu, de Jean Renoir : croyez-moi, ça se fait rare.


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