Ils ont pris dans nos rêves, dans nos imaginaires, dans l’architecture même de nos villes, la place des palais et des églises d’autrefois.

Ce sont les derniers domiciles connus du luxe, du calme, de la volupté – les derniers refuges, en fait, de la plus vaine, infructueuse beauté.

Ils ont ce je ne sais quoi de faux, d’artificiel, de proprement insensé qui est, pour moi, le charme même – et où j’ai toujours vu l’une des plus sûres définitions de la poésie.

Il n’est pas rare – les vrais amateurs le savent – d’y retrouver soudain, au détour d’une coursive ou d’un salon, la trace de Barnabooth, de Paul Morand, de Swann ou de Solal.

Un soir, m’attardant plus que de coutume dans un de leurs bars feutrés, silencieux, presque déserts, j’ai bien cru reconnaître là, tout près, à quelques mètres de moi, la silhouette de Scott Fitzgerald affalée sur une banquette grenat et puis un autre, le lendemain peut-être, tandis que je mettais la dernière main à l’agonie de ma Mathilde, le même Scott Fitzgerald faisant les honneurs de l’endroit à un personnage, familier lui aussi qui ressemblait comme un frère au grand Ernest Hemingway.

Leur anonymat même ne m’a jamais gêné, bien au contraire, tant on le sent chargé de présences, de fantômes, de murmures, toute une brume, une nébuleuse d’ombres légères, volages, à peine affirmés, mais qui flottent au-dessus de notre tête, tournoient autour de vous et donnent ce sentiment étrange qu’il est impossible de faire un geste, de prononcer un mot, de lire ou écrire une page sans que, des centaines de fois déjà, à la même heure, au même endroit, dans les mêmes circonstances exactement, la même page ait été lue, le même mot proféré, le même geste opéré.

Et il n’est pas jusqu’à leurs plus douteux parfums, enfin jusqu’à leurs secrets les plus noirs, jusqu’à la familiarité qu’on y devine avec le vice, la débauche, le crime peut-être qui ne soient formidablement troublants, fascinants, pour le romancier : combien de pages du Diable en tête, combien de Lettres de Marie, combien de Souvenirs d’oncle Jean ou de Crapuleries d’Alain Paradis écrits là, dans la confidence des concierges ou des « bell captain » du « Pierre » de New York, du « Ritz » de Lisbonne, de l’« Hôtel du Cap » à Antibes, du « Carlton » à Cannes, du « Gritti » à Venise, ou du « King David » de Jérusalem ?

C’est Proust, je crois, qui disait qu’il ne se sentait jamais si profondément « chez lui » que dans ces absurdes palaces où on ne le « bousculait pas ».

C’est Benjamin qui, après lui, et dans la probable familiarité, lance à son amante ébahie qu’il ne sait, ne peut l’aimer que dans l’étrange suite « 911 » du « George V » ou du « Meurice ».

Tour ce que je puis dire, moi, c’est que mes livres – ce livre surtout dont il est ce matin question – doivent à cet univers mieux que ses anecdotes ou ses folies – le lieu même de leur écriture.


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