Cette affaire est tout de même extraordinaire.
Voilà un humoriste – Siné – qui donne à son journal une chronique où il dit, en substance, que la conversion au judaïsme est, dans la France de Sarkozy, un moyen de réussite sociale et qu’il préfère « une musulmane en tchador » à « une juive rasée » (sic).
Voilà un directeur – Philippe Val – qui rappelle au chroniqueur le pacte fondateur qu’est, pour Charlie Hebdo, leur journal, le refus catégorique de toute forme d’antisémitisme ou de racisme et qui lui demande, en conséquence, de s’excuser ou de s’en aller.
Et voilà la blogosphère, puis la presse, qui, au terme d’un renversement des rôles ahurissant, transforment l’affaire Siné en affaire Val et, au lieu de pointer, analyser, stigmatiser, le dérapage du premier ne s’intéressent plus, soudain, qu’aux « vraies » raisons, forcément cachées, nécessairement obscures et douteuses, qui ont bien pu pousser le second, voltairien notoire, apôtre déclaré de la liberté de critique et de pensée, défenseur en particulier des caricaturistes de Mahomet, à réagir, cette fois, en censeur offusqué (la main du « lobby » ? celle de Sarkozy lui-même ? un règlement de comptes inavoué et dont l’humoriste ferait les frais ? tout y est passé, jusqu’à la nausée…).
A ce degré de confusion, la mise au point s’impose — et, sine ira et studio, sans colère ni enthousiasme, le rappel des principes simples que l’on a, dans cette empoignade, tendance à perdre de vue.
1. La critique voltairienne des religions, de toutes les religions, est une chose – saine, bien venue, utile à tous et, en particulier peut-être, aux croyants eux-mêmes. Le racisme, l’antisémitisme, en sont une autre – odieuse, inexcusable, mortelle pour tout le monde et que l’on ne saurait, en aucun cas, confondre avec la première.
La distinction n’était pas si nette chez Voltaire qui était, comme chacun sait, raciste et antisémite. Elle l’est depuis Voltaire, chez les meilleurs de ses héritiers et, en particulier, dans le journal de Philippe Val. Les vraies Lumières ? Les Lumières de notre temps ? Critiquer les dogmes, pas les personnes.
Bouffer du curé, du rabbin, de l’imam – jamais du « Juif » ou de l’« Arabe ». Être solidaire, bien entendu, de caricaturistes qui se moquent du fanatisme et le dénoncent – mais s’interdire, fût-ce au prétexte de la satire, la moindre complaisance avec les âmes glauques qui tripatouillent dans les histoires de sang, d’ADN, de génie des peuples, de race. C’est une ligne de démarcation. Soit, à la lettre, un principe critique. Et c’est là, dans le strict respect de cette ligne, qu’est, au sens propre, la pensée critique.
2. La question n’est pas de savoir si tel ou tel – en l’occurrence Siné – « est » ou « n’est pas » antisémite. Et l’on se moque bien des brevets de moralité que croient bon de lui octroyer ceux qui, comme jadis pour Dieudonné ou, plus tôt encore, pour Le Pen, disent le connaître « de longue date » et savoir « de source sûre » que l’antisémitisme lui est étranger.
Ce qui compte ce sont les mots. Et ce qui compte, au-delà des mots, c’est l’histoire, la mémoire, l’imaginaire qu’ils véhiculent et qui les hantent. Derrière ces mots-là, une oreille française ne pouvait pas ne pas entendre l’écho de l’antisémitisme le plus rance.
Derrière cette image d’un judaïsme tout-puissant auquel un Rastignac contemporain se devrait de faire allégeance, elle ne pouvait pas ne pas reconnaître l’ombre de notre premier best-seller antisémite national : Les Juifs, rois de l’époque, d’Alphonse Toussenel (1845). C’est ainsi. C’est affaire, non de psychologie, mais d’acoustique, donc de physique, de mécanique.
Et quand on est face à ça, quand on voit un vieil humoriste – qui, en effet, ne sait sans doute pas vraiment ce qu’il dit – manipuler des chaînes signifiantes qui ont toujours, partout, avec une régularité implacable, mis le feu dans les esprits, la juste attitude n’est pas de minimiser, ratiociner, discuter à perte de vue des dosages respectifs, dans l’énoncé incriminé, du poison de la haine et de l’excipient gentiment ricaneur – elle est de déclencher, sans attendre, ce que Walter Benjamin appelait les « avertisseurs d’incendie ».
3. L’antisémitisme – comme, naturellement, le racisme – est un délit qui ne souffre ni circonstances atténuantes ni excuses. La chose devrait aller de soi. Hélas, ce n’est pas le cas. Car il y a une excuse au moins qui, depuis l’affaire Dreyfus, semble marcher à tous les coups et instaurer une sorte de clause de la haine la mieux autorisée.
C’est celle qui consiste à dire : non à l’antisémitisme, sauf s’il s’agit d’un grand bourgeois, officier supérieur de l’armée française. Ou : non à l’antisémitisme sauf si l’enjeu est un symbole du Grand Capital, un banquier juif, un ploutocrate, un Rothschild. Ou : sus à l’antisémitisme, cette peste des âges anciens que le progressisme a terrassé – sauf s’il peut se parer des habits neufs d’un antisarkozysme qui, lui non plus, ne fait pas de détail et ne recule devant rien pour l’emporter.
Ainsi parlait Alain Badiou quand, dans un livre récent, De quoi Sarkozy est-il le nom ?, il s’autorisait de sa juste lutte contre l’« immonde » pour réintroduire dans le lexique politique des métaphores zoologiques (« les rats »… « l’homme aux rats »…) dont le Sartre de la préface aux Damnés de la terre avait pourtant démontré, sans appel, qu’elles sont toujours la marque du fascisme.
Et ainsi pensent aujourd’hui, non seulement les « amis » de Siné pétitionnant à tour de bras en sa faveur, mais tous ceux qui, sous prétexte que le Rastignac qu’il avait en ligne de mire était le propre fils du Président honni, sont comme tétanisés et interdits d’indignation – vieux reste d’antidreyfusisme ; dernière perle lâchée par l’huître d’un guesdisme dont la doctrine était qu’il y a un bon usage, oui, des pires maladies de l’esprit ; misère.
4. S’il y a bien un argument que l’on a honte d’avoir à entendre encore dans la bouche de ceux qui trouvent qu’on fait à Siné un mauvais procès, c’est celui qui plaide : « Siné est un vieux libertaire, un attardé de l’anarchisme, un rebelle – comment voudrait-on que cet homme-là trempe dans cette saloperie ? comment ose-t-on confondre sa révolte tous azimuts avec cette passion ciblée qu’est la fureur antisémite ? »
Eh bien justement. Cet argument est lamentable car il ignore tout des ambiguïtés d’une tradition dont une des spécialités a toujours été, justement, de passer de la rage tous azimuts à sa concentration antisémite : les anarcho-syndicalistes du début du XXe siècle ; les partisans de l’action directe proposant, soixante-dix ans plus tard, de « jeter » les Juifs sur « le fumier de l’Europe » (Ulrike Meinhoff, dirigeante de la Bande à Baader)…
Cet argument est pitoyable car il fait, ou feint de faire, comme si l’esprit de révolte, le non-conformisme, étaient un imparable vaccin contre ces tentations funestes : c’est faire bon marché du courant dit, précisément, des « non-conformistes des années 1930 » et de l’énergie qu’il mit à fournir à l’antisémitisme de son temps ses armes et ses raisons (il convient, sur le sujet, de lire et de relire le classique de Jean-Louis Loubet del Bayle)…
Cet argument est dénué de sens, enfin, car il laisse supposer qu’un homme de gauche, un progressiste, serait immunisé, par nature, contre le pire : or on sait que, s’il n’avait, ce pire, qu’une vertu, ce serait de brouiller, pulvériser ce type de frontière et de provoquer, de gauche à droite, un chassé-croisé sémantique permanent, vertigineux, terrible (des fameuses « sections beefsteak », brunes dehors, rouges dedans, nées de l’entrisme communiste dans les organisations de masse hitlériennes jusqu’au recyclage, par l’islamo-gauchisme d’aujourd’hui, des scies de l’ultradroite, les exemples, hélas, abondent)…
5. Un tout dernier mot. Il faudrait, ânonne l’opinion, veiller à ne pas tomber dans le conformisme d’un politiquement correct, voire d’une police de la pensée et du rire, dont le seul effet sera d’empêcher les humoristes d’exercer leur libre droit de se moquer de tout et de tous. Soit. Sauf que, là aussi, il faut s’entendre. Et oser, surtout, poser la question. Et si “politiquement correct” était aussi le prédicat d’un discours et, en la circonstance, d’un humour qui s’interdirait le racisme, l’antisémitisme, l’appel au meurtre ?
Et si cette volonté de rire de tout et de tous, tranquillement, sans entrave, exprimait juste la nostalgie du bon temps de la blague à l’ancienne, bien grasse, bien salace, quand personne ne venait vous chercher noise si l’envie vous prenait de vous lâcher contre les « ratons », les « youpins », les « pédés », les femmes ?
Et si les temps, précisément, avaient changé et qu’il appartenait aux humoristes, non moins qu’aux écrivains, aux artistes, de prendre acte de ce changement en admettant qu’on ne rit plus aujourd’hui, ni tout à fait des mêmes choses, ni tout à fait de la même manière, qu’au temps des années 1930 ou 1950 ?
Allons, Siné. Tu as encore le choix. Ou bien la répétition, le stéréotype, le même éternel retour du même humour de cabaret qui ne te fait, j’en suis sûr, plus rire toi-même – mécanique plaquée sur du vivant, ignominie couplée avec du cliché, gâtisme assuré. Ou bien changer de disque, inventer, te libérer et faire de ton humour l’aventure d’une liberté retrouvée et ajustée aux libertés du jour – jeunesse à volonté, talent, modernité.
Je ne pense pas qu’on en ait « trop fait » sur cette affaire Siné. Aussi minuscule qu’elle semble, c’est une de ces « sécrétions du temps » dont Michel Foucault disait qu’elles n’ont pas leur pareil pour refléter, condenser, télescoper, l’esprit et le malaise d’une époque.
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