Propos recueillis par Marie-France Etchégoin

MARIE-FRANCE ETCHÉGOIN : Comment peut-on être à gauche ? Vous, Alain Finkielkraut, vous ne vous posez plus guère la question. Pourtant vous l’avez été…

ALAIN FINKIELKRAUT : Pour moi, à la différence de Bernard-Henri Lévy, la gauche n’a jamais été une famille ni un album. C’était une « splendide promesse faite au Tiers Etat » et comme disait Péguy, l’accès au vrai nécessaire, le pain et le livre. Or la gauche a contribué, par une politique scolaire effrayante, à la destitution du livre. Elle s’est trahie en se faisant la messagère enthousiaste du n’importe quoi. Bien sûr, j’ai été attaché à la gauche. J’ai une dette à l’égard d’une de ses grandes réalisations, l’école républicaine. Mais la gauche l’a tuée. Elle s’est déliée de sa promesse originelle, et aujourd’hui, je revendique mon inappartenance.

Nicolas Sarkozy vous a-t-il approché pendant la présidentielle ?

AF : Non à la différence de Bernard-Henri Lévy, il ne m’a pas appelé. Pourtant, on a raconté partout que j’étais devenu sarkozyste. Ce n’est pas ainsi que je conçois mon rôle d’intellectuel. Je ne suis attaché à personne.

Bernard-Henri Lévy, vos ennemis ou même certains de vos amis disent que vous avez tout pour être sarkozyste et pourtant vous n’avez pas basculé…

BERNARD-HENRI LÉVY : Ce qui est vrai c’est que je me suis toujours insurgé contre le slogan idiot qui consistait à présenter Sarkozy comme le diable ou comme un fasciste. Mais, à part ça, j’ai toujours été de gauche. Je reste fermement attaché à la gauche. Et Sarkozy a tenu, pendant la campagne, assez de propos inacceptables pour me conforter, s’il était besoin, dans cette position. Il y trois sujets clés pour un Français d’aujourd’hui. Vichy, la colonisation et, aussi, Mai 68. Sur ces trois sujets, Sarkozy a dit des choses que je trouve, personnellement, terribles.

Les premiers mois de son mandat confortent-ils ce jugement ?

BHL : Oui, hélas. Sa politique en matière d’immigration, par exemple. L’affaire des tests ADN. De même que cette façon d’inciter les préfets à « faire du chiffre » pour les expulsions de sans-papiers. De même encore que ces quotas dits « géographiques » qui sont en réalité des quotas ethniques et qui violent un principe constitutionnel fondamental. Tout cela est indigne. Pour le reste, il y a des bonnes choses bien sûr. Mais prenez, par exemple, la libération des infirmières bulgares. Est-ce qu’il fallait payer cette libération si cher ? Est-ce qu’il fallait aller, en si grande pompe, voir Kadhafi ? Est-ce qu’il fallait lui faire les cadeaux qu’on lui a faits ? Et pour Ingrid Betancourt, qui est une héroïne magnifique, est-ce qu’on va se contenter de recevoir Hugo Chávez ou est-ce qu’on va lui offrir, lui aussi, sa petite centrale nucléaire ? Il y a, dans tout cela, une part de désinvolture vibrionnante et cynique que je ne trouve digne ni de la France ni des enjeux…

Revenons aux divergences de fond qui vous opposent aujourd’hui tous les deux. BHL voit dans les émeutes de banlieue de 2005 une crise sociale, et reproche à la droite et aussi à vous, Alain Finkielkraut, de ne pas l’avoir compris…

AF : Je m’insurge contre un certain type de discours. Dans la sociologie qui sert de système d’explication du monde à gauche, le véritable agent de tout acte délictueux commis par un dominé, c’est le système de domination. Si les émeutiers détruisent leurs cités c’est parce que ce sont des ghettos, s’ils brûlent des écoles c’est parce que l’ascenseur social est en panne, si les émeutes ont eu un caractère racial – car on a bien été obligé de s’en apercevoir – c’est en réponse au racisme de notre société. Ce transfert d’imputation qui est le progressisme en acte est tellement automatique qu’il en devient comique. En tendant à ces jeunes le miroir embellissant de la révolte, on les enfonce dans leur marasme. Alors qu’il faudrait avant tout leur donner des repères, c’est-à-dire leur faire honte. Ça ne signifie pas les stigmatiser à jamais mais rendre possible leur réintégration dans la communauté nationale.

BHL : Bien sûr qu’il faut faire honte aux émeutiers qui brûlent leurs propres écoles. Mais, pour avoir le droit de faire honte aux autres, il faut commencer par se faire honte à soi-même. J’ai honte, moi, d’une société qui a accepté que se créent ces ghettos de la misère. J’ai honte de ces forteresses de chômage, de ces territoires perdus de la loi. C’est trop facile de hurler à la barbarie quand des gamins brûlent des bibliothèques – et de ne pas se poser une seconde la question de savoir pourquoi les élites, c’est-à-dire nous, n’avons pas réussi à leur en donner le goût.

AF : Avoir honte en effet. Mais de quoi ? De l’abandon de la langue par les élites qui sont chargées de la transmettre. De cette confusion entre l’autorité et la domination qui a blessé l’école à mort. De la culture Canal+… Car je veux bien, moi aussi, qu’on envisage les causes de la violence des émeutiers. Mais est-ce sous la forme de la domination que notre société est coupable ou ne serait-ce pas, plus justement, à cause de sa logique de consommation insatiable ? Quand un groupe de rap répond au nom de « 50 Cent » et chante : « Get rich or die trying » (enrichis-toi ou meurs en essayant), que les people du « Grand Journal » étalent leur prospérité et leur nullité, il est absolument clair que les professeurs qui gagnent 1500 euros par mois sont l’objet d’un mépris définitif. Ce télescopage entre les people et les jeunes de banlieue nous fait oublier ceux qui dans les cités ne sont pas jeunes et subissent de plein fouet les incivilités. La grande revendication des jeunes de banlieue, c’est de dire qu’on ne parle jamais d’eux alors qu’on ne parle que d’eux.

BHL : Ce n’est pas vrai. Ces banlieues sont le grand trou noir de la réflexion politique contemporaine. C’est « cachez ces sauvages que l’on ne saurait voir ». On en parle peut-être. Mais depuis peu…

AF : Non, depuis très longtemps ! Les ouvriers qui se retrouvent à terre à cause des délocalisations qui en parle vraiment ? Tout le monde s’en fout. Parce qu’ils ne sont victimes d’aucune discrimination. Parce qu’ils sont dignes et ne brûlent rien. Parce que l’antiracisme est devenu une idéologie. Alors moi oui, j’ai honte aujourd’hui de ça et j’ai d’autant plus honte que l’idéalisation de ces jeunes est la pire chose qu’on peut faire contre eux.

BHL : Eh bien nous ne sommes décidément pas d’accord. Le pire, pour moi, c’est quand Hélène Carrère d’Encausse, Secrétaire perpétuelle de l’Académie française, va dire à la télévision russe : « l’origine de la crise des banlieues, c’est la polygamie ». C’est quand les policiers français osent, avec les jeunes des banlieues, un tutoiement qu’ils ne se permettraient avec aucun d’entre nous. Le pire, ce n’est pas l’antiracisme, c’est le racisme, c’est toujours le racisme – et il demeure, hélas, une tendance lourde de la société française.

BHL, vous défendez Mai 68 dans votre livre. Vous, Alain Finkielkraut, vous y voyez l’origine de tous les maux de la société…

AF : J’ai gardé de très beaux souvenirs de Mai 68 : les rues libérées des voitures, la présence électrisante des femmes dans les manifestations, la décrispation de la sexualité. Mais cette émancipation s’est accompagnée d’une attaque généralisée – dont nous payons encore le prix aujourd’hui – contre la bienséance. Pour preuve cette phrase récente de Daniel Cohn-Bendit : « Ségolène Royal est une soixante-huitarde. Elle dit : “quand je me fais chier, je m’en vais”. En ce sens-là, je ne suis plus soixante-huitard. Moi je ne « me fais jamais chier », je m’ennuie, parfois. Et quand je m’ennuie, je prends mon mal en patience… 68 a voulu supprimer la honte. Eh bien, la honte, c’est la prise de conscience d’autrui. Et son absence, c’est le triomphe de la muflerie.

Pendant la campagne, pourtant, Ségolène Royal n’est pas apparue comme l’incarnation de l’esprit de Mai…

BHL : Détrompez-vous, elle a rendu hommage à Mai 68 et elle s’est inscrite en faux, surtout, contre les propos idiots, dictés par le dangereux Guaino, sur le thème : « il nous reste deux jours pour liquider l’héritage de Mai 68 »… Alors, maintenant, qu’il y ait eu, en Mai 68, une crise de l’autorité, c’est vrai. Mais tant mieux ! La bienséance, la politesse, etc., ne sont quand même pas des valeurs politiques cardinales ! D’ailleurs, moi, quand je m’ennuie, je m’en vais…

AF : Alors je m’en vais !… Bon sérieusement, je voudrais revenir à 68. Il y a eu deux printemps. Celui de Paris et celui de Prague. On a voulu les confondre, avec générosité d’ailleurs. Or il y avait d’un côté une vague de lyrisme révolutionnaire, de l’autre un moment de scepticisme post-révolutionnaire que Kundera caractérise comme la « révolte populaire des modérés ». J’ai été un combattant grégaire de 68, mais au fil des années, j’ai changé d’héritage, j’ai choisi Prague contre Paris. La pensée d’Europe centrale contre la radicalité progressiste et radoteuse.

BHL : Moi qui n’ai jamais été un combattant grégaire de quoi que ce soit, permettez-moi une petite suggestion. Est-ce qu’on ne pourrait pas, pour une fois, essayer de penser deux choses à la fois ? Prague et Paris… Havel et Cohn-Bendit… D’autant que, lorsqu’on y regarde de près, ce n’était, en effet, pas le contraire. Le lyrisme, en politique, me fait peur moi aussi. Et je sais bien qu’il est le fourrier des plus grandes irresponsabilités et par conséquent des plus grands crimes… Mais plus le temps passe – et plus je pense que Mai 68 a été un moment apparemment lyrique qui a joué, en réalité, un rôle considérable dans le dégrisement collectif qui a donné naissance à l’antitotalitarisme d’aujourd’hui. C’est parce qu’il y a eu Mai 68 qu’on a appris à entendre Vaclav Havel et Alexandre Soljenitsyne.

C’est assez paradoxal, dans ce moment d’exaltation qu’a été Mai 68…

BHL : Ça s’appelle une ruse de l’Histoire. Et l’histoire des idées est familière de ce type de ruses, de montées aux extrêmes, qui préludent à un retournement. Mais 68, en réalité, se termine en 1976, avec la fin de la révolution culturelle chinoise et le Cambodge. Or cette séquence de temps, c’est le moment où, dans l’histoire du monde, on est sans doute allé le plus loin dans la radicalité. C’est le moment où on a pris le plus au sérieux l’idée d’aller extirper, au fond des âmes, les racines du « vieil homme » pour permettre la naissance d’un homme nouveau. Et l’expérience étant allée au bout d’elle-même, le laboratoire ayant fonctionné à plein régime, la preuve n’en a été que plus éclatante : quand on tue le « vieil homme », quand on casse l’histoire en deux, quand on fait de l’âme une page blanche, on accouche de la barbarie. Jusqu’alors, on disait toujours : « les révolutions échouent parce qu’elles ne vont pas assez loin, mais on fera mieux la prochaine fois ». Là, on est allé au bout et on a vu que ce bout c’était l’horreur… Michel Foucault l’a très bien dit, à ce moment-là, dans vos colonnes, dans un entretien qu’il m’a donné : « jusqu’à présent on se demandait si la révolution était possible ; aujourd’hui, la question c’est est-elle désirable ? et la réponse, c’est non »…

AF : Pourtant, l’un de mes sujets d’inquiétude aujourd’hui, c’est la fermeture de cette parenthèse antitotalitaire. Le progressisme et le mélodrame sont de retour. Le parti du bien s’est reconstitué. Lisez Alain Badiou. Comme Bourdieu en son temps, il ne fait que dénoncer les scélérats. Et les imbéciles, forcément, puisque, eux, ont la vérité et la justice de leur côté.

BHL : J’ai relu, hélas, Alain Badiou pendant l’écriture de Ce grand cadavre à la renverse ! Et Bourdieu ! Et ma thèse est un peu plus complexe. Je pense que, contre l’ancien totalitarisme, nous avons, en gros, gagné la bataille. Je pense que même Badiou ne croit plus tellement à ces histoires d’homme nouveau. Mais je crois, en revanche, qu’une nouvelle tentation totalitaire est en train de s’installer sur les ruines de l’ancienne. Et une tentation totalitaire dont les thèmes viennent, cette fois, de l’autre bord, c’est-à-dire de l’extrême droite. Je le montre à propos du nationalisme. Ou de l’idéologie souverainiste. Ou encore à propos de cet antiaméricanisme pavlovien qui est passé avec armes et bagages, sans avoir pris ni le temps ni la peine de se reformuler, de l’extrême droite à l’extrême gauche. Regardez, dans Le Monde diplomatique, le procès, soi-disant « anti- impérialiste », des « synarchies américaines » censées mener le monde : c’est, à peine amendée, la bonne vieille théorie complotiste et conspirationniste.

Sur ce thème, vous n’y allez pas de main morte dans votre livre. Vous écrivez : « L’antiaméricanisme est une métaphore de l’antisémitisme. »

BHL : Une métaphore, oui, je le pense.

AF : Moi, je ne suis pas sûr qu’il faille confondre l’hostilité de la droite et de l’extrême droite du XIXe siècle et du début du XXe et l’antiaméricanisme contemporain. Ce que la pensée réactionnaire n’aimait pas dans l’Amérique, c’est la vulgarité démocratique. Aujourd’hui, les antiaméricains dénoncent la « patrie de la domination ». Et moi, je vois surtout ressurgir, là, la logique totalitaire, c’est-à-dire la réduction de la complexité du monde à l’affrontement de deux forces, les dominants et les dominés. Une lecture que l’on retrouve justement dans certaines analyses sur la crise des banlieues.

BHL : Je crois, moi, que cet affrontement entre dominants et dominés existe et qu’il est juste, bon, et même excellent, de continuer d’en faire une grille de lecture pour le monde d’aujourd’hui. Le reproche que je fais à la gauche radicale c’est justement de ne pas le faire. Car enfin, quand on est obsédé, voire aveuglé, par le complot « américano-sioniste », quid de la Bosnie ? quid des guerres oubliées d’Afrique ? quid de tous ces damnés dont la damnation n’a pas pour cause la perversité des pétroliers texans ? Si vraiment le monde c’est Bush contre Chávez, que fait-on des génocidés du Rwanda ? des bonzes de Rangoon ? Eh bien c’est très simple et c’est Badiou qui le dit dans un texte terrible que je cite et commente dans mon livre : « on les laisse à leur arène… »

Sur la repentance et le devoir de mémoire, Alain Finkielkraut, vous semblez en phase avec l’approche décomplexée de Sarkozy…

AF : Nicolas Sarkozy nous invite à nous inspirer des héros (Guy Mocquet) plutôt qu’à nourrir notre imagination avec les méfaits des salauds. On peut discuter de cette inflexion, je ne la crois pas dangereuse. Quand une institution fait un lourd travail de mémoire, comme par exemple l’Église, je suis ému. Mais je n’ai aucune tendresse pour des générations qui ont tout fait à blanc, même 68, et qui s’instaurent en juges du passé et de sa grande noirceur. Les Français d’aujourd’hui, qui font le procès de Vichy, de l’esclavage, de la colonisation, ne se repentent pas, ils se gargarisent, ils se décernent un satisfecit.

BHL : Eh bien je n’ai aucune tendresse pour les générations amnésiques qui décident de se laver les mains de ces blessures dont Levinas disait qu’elles saigneront jusqu’à la fin des temps. Je suis pour la repentance. Pour le devoir de mémoire. Et, loin d’y voir une école d’innocence, j’y trouve, au contraire, une propédeutique de la vigilance face au pire. Prenez, encore, la Bosnie. Ou le Rwanda. Ou, aujourd’hui, le Darfour. Ce sont les partisans et artisans du devoir de mémoire qui, chaque fois, comprennent les premiers. C’est les gens ayant en tête la honte des crimes des générations antérieures qui captent, tout de suite, le parfum caractéristique des crimes de masse. C’est la repentance, en un mot, qui fonctionne comme ce que Walter Benjamin appelait un « avertisseur d’incendie ».

AF : Bien sûr, nous ne devons pas esquiver le face-à-face avec le passé colonial. Mais sa criminalisation ne doit pas servir d’alibi aux régimes actuels ou à ceux qui les défendent pour se défausser de leurs torts. Le FLN a commis des crimes abominables, cela n’exonère pas l’OAS et cela n’excuse pas non plus l’aventure coloniale viciée depuis le départ. Mais nous ne devons pas alimenter cette stratégie épouvantable du bouc émissaire car elle contribue à la stagnation de ce monde.

BHL : Est-ce qu’être de gauche, en ce début du XXIe siècle, ce n’est pas, là aussi, essayer de penser tout cela à la fois ? Anticolonialisme et antitotalitarisme… Crimes du FLN, et crimes de l’OAS… Les crimes des autres d’accord, mais aussi les nôtres et, déjà, ceux de nos aînés… C’est à cela, en tout cas, que je m’efforce dans ce livre.

La construction européenne est selon vous la meilleure manière de mener ce combat…

BHL : En effet. Je suis un cosmopolite résolu. J’aime le métissage et je déteste le nationalisme sous toutes ses formes. Je ne vibre pas à la Marseillaise. J’espère que le cadre national sera un jour dépassé. Et l’un des principaux mérites de l’Europe, à mes yeux, est de fonctionner comme une machine à refroidir cette passion nationale.

AF : Si l’organisation de l’Europe doit être payée du prix de l’effacement des nations alors je pense que l’Europe risque de se défaire en se faisant et qu’elle y perdrait une grande part de son âme. La mondialisation acceptée par Bernard-Henri Lévy pose le même type de problèmes.

Justement, Bernard-Henri Lévy, que répondez-vous à ceux qui vous reprochent de privilégier une définition sentimentale et philosophique de la gauche au détriment de la question sociale ?

BHL : Je leur réponds, comme Althusser, que l’économie n’existe pas. Ou, plus exactement, que c’est une fausse science qui est, et qui doit être, tout entière soumise à des choix qui la précèdent. Je crois à la politique. Aux idées et à la politique. L’économie c’est comme l’intendance – elle suit.


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