Ainsi donc le pire est arrivé. Et ce fameux sommet du G8, cette rencontre à grand spectacle des huit responsables des pays les plus riches de la planète, a, comme prévu, tourné au drame.

Face à cette débâcle, face au déchaînement de violence inouïe dont les rues de Gênes ont été le théâtre et qui a fait un mort et plusieurs centaines de blessés, la tentation est grande d’incriminer les casseurs, spécialistes des combats de rue, qui n’étaient venus là que pour dire et semer la haine.

La tentation existe aussi de dire aux autres, tous les autres, l’immense foule des manifestants ordinaires dont nous sentons bien qu’ils ne partageaient ni les buts ni les méthodes des apôtres de la guérilla urbaine, qu’ils prendraient une lourde responsabilité en ne se désolidarisant pas très vite, et de la façon la plus éclatante, de cette minorité de barbares qui, pour l’heure, les déshonorent.

On pourrait encore – il faudrait, il faudra, un jour – regarder de près l’idéologie antimondialiste qui se met en place depuis quelque temps et qui charrie le meilleur mais aussi le pire : quid, par exemple, de l’apologie des « bonnes » cultures locales opposées à la « mauvaise » culture mondiale ? quid des relents de fondamentalisme que l’on retrouve derrière nombre de condamnations du « mondialisme » en tant que tel ? et nous sommes-nous débarrassés des terribles mirages de la volonté de pureté totalitaire pour voir de jeunes amnésiques (Naomi Klein) ou des chevaux de retour des années 60 (Noam Chomsky) en recycler les vieilles lunes ?

Cela étant dit ou en attendant, plus exactement, d’y revenir et de le dire, quelques remarques de principe, et à chaud.

1. Il a fallu toute l’irresponsable mauvaise foi de Silvio Berlusconi pour confondre dans le même opprobre les encagoulés et les autres – cette majorité de manifestants dont on pouvait, certes, discuter les points de vue et dont on attend, je le répète, qu’ils prennent leurs distances avec l’aile radicale du « mouvement », mais qui ne faisaient rien d’autre qu’exercer, sous les fenêtres des puissants, leur imprescriptible droit de manifester, s’exprimer, protester. Il y avait là des gens de Médecins sans frontières. Des écologistes divers et variés. Des partisans de la taxe Tobin. Les jeunes de Drop the Debt, qui militent pour l’effacement de la dette des pays les plus pauvres. Il y avait là plusieurs centaines d’ONG qui n’ont pas attendu le G8 pour gagner, sur le terrain, leurs lettres de noblesse politiques et dont il était pour le moins étrange d’entendre stigmatiser, çà et là, la « légitimité démocratique ». Était-il bien décent, vraiment, d’entendre le serial killer Bush, ou Big Brother Berlusconi, donner à MSF des leçons de conduite démocratique ?

2. Il faut toute la sombre bêtise de l’époque, son ignorance crasse de la façon dont l’Histoire réelle ruse et travaille, il faut la navrante innocence d’un siècle qui semble avoir perdu jusqu’au souvenir de la manière dont les démocraties, toutes les démocraties, ont toujours fonctionné, pour s’étonner de ce que prennent forme, sur les décombres du communisme, d’autres types de contestations et de discours contestataires. On peut, encore une fois, discuter ces discours. On peut les condamner. Mais que croyait-on, après tout ? Que l’Histoire était finie ? Que la mondialisation néolibérale allait s’imposer sans délai ni débat, et faute de combattants ? Que l’humanité était guérie de sa vieille habitude de disputer, différer, faire s’opposer des visions contradictoires de son destin ? S’émouvoir, après les dix ou quinze ans de coma postcommuniste, de cette réapparition de la querelle idéologique en Occident, y réagir par l’effroi et la panique, faire donner les flics et les matraques contre ceux qui tentent de réfléchir autrement, mettre la pensée officielle en état de siège et la pensée adverse en état d’arrestation, bref confondre retour du débat et retour de la guerre civile, voilà qui témoigne d’une immaturité politique au moins aussi inquiétante que celle que l’on prétend dénoncer.

3. Sur le fond, enfin, sur le contenu même de ce que disent Attac ou Drop the Debt, dans les propositions concrètes qu’ils livrent au débat public et qui concernent, par exemple, l’absolue misère où vivent, au bas mot, deux milliards d’êtres humains, dans leur refus d’un ordre mondial qui refléterait servilement l’état présent des forces ou dans leur volonté d’imposer aux grands acteurs économiques des contraintes dont ils se seraient, livrés à eux-mêmes, probablement très bien passés, tout n’est pas à rejeter, loin de là. Faire le « tri », donc ? Au sens propre, la « critique » ? Critiquer, dans la nébuleuse antimondialiste, la part du mauvais remake et celle de l’invention démocratique ? J’y reviens. La semaine prochaine.


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