Donc, je reprends. Ce qui n’est pas recevable, dans le discours des antimondialistes, c’est la haine du marché comme tel, l’antiaméricanisme primaire, le crypto-marxisme, l’intégrisme communautaire, le « libéralisme » cloué au pilori. En revanche…

Les antimondialistes n’ont pas tort lorsqu’ils disent que le plus grand problème posé aux nantis du XXIe siècle sera la misère des nations prolétaires. Le capitalisme a toujours eu ses laissés-pour-compte. Et il y a toujours eu, à chaque étape de son développement, des contre-pouvoirs qui l’ont contraint à prendre en compte ces incomptés. Pourquoi l’époque ferait-elle exception ? Pourquoi le nouvel empire mondial saurait-il, mieux que ses prédécesseurs, et sans rapport de forces l’y obligeant, réguler ses effets pervers ? Pourquoi ne pas savoir gré à Attac d’incarner ce rapport de forces et de forcer le club des puissants à considérer les deux milliards d’hommes et de femmes qui vivent avec moins de 10 francs par jour ?

Les antimondialistes n’ont pas tort quand ils proposent, au titre des mesures d’urgence, d’annuler purement et simplement la dette des pays les plus pauvres. Cette dette, généralement contractée par des dictateurs déchus, ces sommes colossales, prêtées avec une légèreté coupable, et dont l’essentiel est allé grossir les comptes numérotés des dictateurs en question, saigne les peuples. Elle les étrangle. Elle n’a, dans des pays dont la moitié du budget sert à la rembourser, plus aucun sens économique depuis longtemps. Sait-on, par exemple, que l’ensemble du tiers-monde, par le jeu des intérêts cumulés, a remboursé, depuis vingt ans, 3 350 milliards de dollars, soit deux fois le total de ce qu’il avait emprunté ? La dette est un scandale. Il est, non seulement juste, mais techniquement possible d’effacer la dette.

Les antimondialistes n’ont pas tort quand, pour lutter contre les effets dévastateurs de la spéculation sur les monnaies, ils en appellent à l’instauration d’un impôt mondial type « taxe Tobin », de faible montant, assis sur les mouvements internationaux de capitaux à court terme, et dont le produit serait affecté à un fonds d’aide aux pays les plus démunis.

Que cette taxe, prélevée chaque fois qu’une monnaie se convertit dans une autre, pose d’innombrables problèmes, à commencer par celui de l’indispensable unanimité qui devrait présider à sa naissance, c’est évident. Mais il n’est pas sérieux de dire, à l’âge de l’Internet et des paiements électroniques, que ces problèmes sont insolubles. Et, quand les partisans de la taxe calculent que le montant récolté dans la seule première année équivaudrait aux 125 milliards de dollars du coût, selon le sommet de Copenhague, d’un projet d’éradication de la pauvreté dans le monde, il est encore moins sérieux de leur opposer que l’argent n’est pas le problème, qu’aider n’est pas la solution, que l’objectif c’est « Trade, not Aid », etc., etc. Pourquoi pas Aid et Trade, messieurs les experts ? Pourquoi ne pas apprendre à compter jusqu’à deux et, en attendant mieux, sauver ce qui peut l’être, c’est-à-dire le corps des damnés ?

Les antimondialistes ont raison quand, face aux grandes épidémies du siècle, ils hurlent que les maladies sont au sud, mais que les médicaments sont au nord et qu’annoncer, comme à Gênes, la création d’un fonds de santé doté de moins du dixième des ressources réclamées, il y a deux mois, par Kofi Annan pour le seul traitement du sida, est une sinistre plaisanterie. Ils ont raison, oui. Et il faut n’avoir jamais vu, en Angola ou au Burundi, un mouroir à enfants sidéens, un village décimé par la malaria, une ville où un homme sur cinq marche avec des prothèses taillées dans des carcasses de voitures ou des pneus, pour ne pas se joindre à eux quand ils réclament un transfert d’urgence, et massif, de ressources médicales vers l’enfer des pays du Sud.

Les antimondialistes ont raison, enfin, de se battre pour que soient soustraits à la seule logique marchande ces « biens communs » que sont le climat, la santé, la sécurité alimentaire, les gènes, peut-être la culture. Ils se trompent, je le répète, quand ils partent en guerre contre le marché en tant que tel, la société de consommation, le libre-échange, les marques. Ils s’égarent quand ils attendent des Etats qu’ils définissent, à notre place, le sens qu’il convient de donner à l’existence. Mais ils ont raison, totalement raison, quand ils s’inquiètent d’un monde où la part de ce qui est gratuit dans la vie se réduirait comme peau de chagrin.

Bref. Que l’anti-mondialisme chasse de sa rhétorique les accents d’une idéologie millésimée qui signe trop souvent son appartenance au monde d’hier. Alors, et alors seulement, il prendra la place qui lui revient dans le débat intellectuel, politique, de l’Europe d’aujourd’hui.


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