Il arrive que l’enthousiasme soit un dégoût surmonté. Il se peut aussi qu’Ennemis publics, la correspondance entre Bernard-Henri Lévy et Michel Houellebecq, suscite un tel sentiment. Car dans un premier temps, comment ne pas éprouver, au minimum, une réticence ? Sur la forme, d’abord : ce battage médiatique, ce marketing effronté, cette façon de maintenir secrète, jusqu’au dernier moment, l’identité des auteurs… Sur le fond, ensuite : cet « ardissonisme » rampant, désormais banalisé, qui autorise chaque célébrité à envahir les plateaux pour prendre la pose du grand persécuté. Beaucoup n’auront pas envie de participer à ce jeu-là.
Mieux vaut esquiver. Se boucher les oreilles, ouvrir le volume, lire. Et là, surprise : malgré le brouhaha, malgré les postures, malgré tout, se découvre un texte d’écrivains. Par-delà leurs multiples différences, ces deux hommes partagent bel et bien une même passion pour les mots, un même engagement au service du langage. La littérature est leur lieu commun, et ils sont travaillés par un seul et même démon : la « tentation du personnage », selon une formule de Houellebecq.
Dès lors, tout s’éclaire autrement. Pour publier Ennemis publics, Lévy et Houellebecq se sont avancés masqués ? Certes. Mais ce trompe-l’œil commercial reflétait aussi un enjeu de fond : les auteurs signent une méditation à deux voix sur la littérature comme travestissement.
Ce livre est donc affaire de comédie. C’est un texte habité par les faux témoins, les personnages plus « vrais » que nature… A commencer par les plus évidents, ces personnages « publics » qu’incarnent les auteurs eux-mêmes. D’un côté, l’intellectuel engagé, ami du genre humain et militant des causes perdues : « j’ai passé ma vie […], au lieu d’écrire mes romans et des vrais traités de philosophie, à sillonner le vaste monde à la recherche de torts à redresser », dit Lévy. De l’autre, le romancier dépressif, installé dans l’évasion fiscale et les délices de l’abjection : « je cherche avec obstination, avec acharnement, ce qu’il peut y avoir en moi de pire afin de le déposer, tout frétillant, au pied du public », confie Houellebecq. Ces rôles, les auteurs feignent d’y croire un temps, juste ce qu’il faut pour jauger l’époque : « il m’est extrêmement désagréable de penser que ce parti pris d’égoïsme et de lâcheté, que je prends, puisse me rendre aux yeux de mes contemporains plus sympathique que vous, qui prônez l’héroïsme ; mais je connais mes contemporains : je sais que c’est ce qui se produira », prévient l’auteur de Plateforme.
Mais très vite, fort heureusement, les emplois se compliquent. La cérémonie du dialogue fait proliférer malentendus féconds et subtils chassés-croisés. La voix de Lévy se colore d’un sombre pessimisme, et c’est Houellebecq qui donne des leçons de morale, en « vieil emmerdeur calviniste ». Puis les clivages de départ se brouillent pour de bon. D’autres personnages apparaissent, à mi-chemin entre récit de soi et mythologie intime. En vrac : la « meute » des journalistes, quelques vieux oncles, Romain Gary, la femme du boucher, tel souffre-douleur au fond de la classe, des « blondes somptueuses »… Au fil des pages, les écrivains façonnent un décor sur mesure, où ils ventriloquent des fantômes en papier : « je rêvais déjà enfant de subjuguer l’humanité […], confie Houellebecq. Mais je rêvais aussi de rester dans l’ombre, de me dissimuler derrière mes créations »…
Au premier rang de ces créatures, les pères. On est frappé par le portrait fragmentaire que chaque auteur brosse du sien, et par les résonances que ces évocations font peu à peu entendre. Quel rapport entre le père Lévy, self-made-man né en Algérie, et le père Houellebecq, prolo de Clamart devenu moniteur de ski ? Réponse des fils : une position de retrait. La haine des médiocres. Un dédain à l’égard du commun : « Je revois mon père garant son camping-car à proximité d’un relais autoroutier, se souvient Houellebecq. […] Beaucoup de choses passaient […] sur son visage. Une perplexité désolée le plus souvent […] ; mais plus souvent que tout un immense, un insondable mépris. »
A ce point, l’illusion s’installe, le piège menace de se refermer : si vous n’y prenez garde, si vous oubliez à qui vous avez affaire, alors vous y croyez, à ces pseudo-confessions. Sous la plume des deux mégalomanes, pourtant, chaque personnage n’est jamais qu’un leurre. Il ne s’agit nullement de transcrire le réel, encore moins de révéler une quelconque intériorité : « La quantité de vérité, éventuellement de vérité autobiographique, qu’on met dans un personnage n’a, en littérature, pas la moindre importance », précise Michel Houellebecq.
Ici, l’écriture est mystification. Elle ne vise pas à fonder une identité, mais à la disséminer, à la démultiplier dans un camouflage de soi qui vaut conquête du monde, confirme Bernard-Henri Lévy : « merveille d’être pris pour un autre, et, pendant ce temps, à l’abri de ce masque et de cette identité d’emprunt, de faire provision de traits, de piller l’âme, le cœur, la vie, de mes contemporains… »
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