Retour en Ukraine. Front de Goulaipole, quelque part dans les bois, entre Zaporijia et Marioupol. Ce qui me frappe c’est, comme chaque fois, le moral de ces hommes. Leur courage. Leur foi dans la justesse de leur cause, qui est celle de l’Ukraine et de l’Europe. Ce qui me rassure c’est que, contrairement aux Russes qui, de plus en plus souvent, se cabrent devant l’obstacle et renâclent à monter à l’assaut, les Ukrainiens, selon la formule de Frank Capra, savent pourquoi ils combattent et le font avec vaillance. Ce qui manque, en revanche, ce sont les armes. Eh oui ! Malgré les centaines de milliards d’aide apportée par les États-Unis et l’Europe, il n’est pas certain que le peuple-citoyen d’Ukraine ait partout les moyens de résister au rouleau compresseur de la machine militaire russe. On parle beaucoup, ici, dans ce coin perdu du sud-est du pays, des drones de Poutine. On dit que, ses fantassins étant de moins en moins motivés, il envoie, pour protéger ses chars, des véhicules blindés sophistiqués qu’on appelle les Terminator. Et l’on manque, face à cela, pour neutraliser ces matériels diaboliques, des armes de précision nécessaires. Elles arrivent. J’ai vu, à l’entrée de Zaporijia puis au-delà, des norias de camions chargés d’équipements et d’hommes. Mais ceux-ci ne sont acheminés ni en assez grand nombre ni assez vite. Et pas toujours, non plus, au bon endroit. À l’heure où le Kremlin affine sa stratégie et accentue comme jamais sa pression, il faut changer cela.

Ce qui manque aussi – mais, cette fois, en Occident – c’est une vraie connaissance, en profondeur, de l’Ukraine. « Pourquoi nous prenons parti » est, en temps de guerre, presque aussi important que « Pourquoi nous combattons ». Et c’est quand manquent les réponses à cette question que les mobilisations sont fragiles, volatiles, vulnérables à la désinformation, aux infox et aux théories ignobles qui, comme jadis, à Sarajevo, où l’on accusait les Bosniaques d’avoir tiré eux-mêmes l’obus du marché de Markale, prétendent que ce sont les Ukrainiens qui se sont automassacrés à Boutcha. Pour lutter sur ce front, un livre va être fort utile. C’est le beau Dictionnaire amoureux de l’Ukraine, publié chez Plon par la violoniste Tetiana Andrushchuk et la journaliste Danièle Georget. Il y est question de la poétesse Anna Akhmatova et de Mme Hanska, la maîtresse de Balzac. De Boulgakov et du désarmement unilatéral de l’Ukraine lors du mémorandum de Budapest de 1994. Du baptême de Volodymyr en 988 et de celui, plus de mille ans plus tard, dans les urnes puis le feu de la guerre, d’un autre Volodymyr. Des liens millénaires avec la France et de la façon dont la Russie, qui n’a jamais accepté l’existence de l’Ukraine, lui a volé jusqu’à son nom (la « Rus’de Kiev ») et a eu le culot, ensuite, en une inversion chronologique et sémantique stupéfiante, de s’en réclamer (pour justifier sa propre et imaginaire antériorité). On y parle cinéma et cuisine. Gogol et Malevitch. On y consacre le grand écrivain, conscience de l’Ukraine, Taras Chevtchenko, dont j’ai vu la statue, à Borodyanka, brisée d’une balle dans la nuque. On n’y omet, évidemment, ni la Shoah par balles ni cette destruction par la faim, au début des années 1930, que les Ukrainiens appellent l’Holodomor. On n’aime, disait Spinoza, que ce que l’on connaît. On aimera encore davantage l’Ukraine après avoir pris connaissance de ce livre.

Il y a eu la campagne de Zemmour avec son révisionnisme de l’affaire Dreyfus, ses délires sur Vichy et sa prétendue protection des juifs français et son renvoi dos à dos, pour cause d’inhumation, pour l’un en Algérie, pour les autres à Jérusalem, de Mohamed Merah et de ses victimes de la petite école juive de Toulouse. Il y a eu la dérive de Mélenchon liant les positions de Zemmour à des « traditions qui sont beaucoup liées au judaïsme » ; imputant la défaite politique de son « camarade » britannique Jeremy Corbyn à un complot ourdi par le « grand rabbin de Londres », aux « réseaux d’influence du Likoud » et aux « oukases arrogants des communautaristes du Crif » ; envisageant d’investir un « journaliste » proche d’associations islamistes dissoutes comme BarakaCity ou le CCIF et reprochant à tel ou tel de « lécher les sionistes entre les orteils ». Et il y a eu surtout, du meurtre d’Ilan Halimi à celui de Sarah Halimi, la multiplication des crimes antisémites ; l’étrange réticence de la justice à appeler un chat un chat et à nommer ces forfaits pour ce qu’ils sont ; et, dans le dernier cas, la mansuétude des juges ou, pire, de la loi qui fit que le criminel, Kobili Traoré, fut déclaré pénalement irresponsable. Est-ce dans ce climat que s’inscrit le meurtre, le 17 mai dernier, de René Hadjadj, 89 ans, poussé du 17ème étage d’une barre d’immeuble du quartier de la Duchère, dans le 9ème  arrondissement de Lyon ? puis le fait que, malgré les informations apportées par le Bureau national de vigilance contre l’antisémitisme, le suspect, placé en garde à vue, n’ait pas vu retenir, lui non plus, fût-ce pour l’écarter après enquête, la circonstance aggravante de l’antisémitisme ? et est-ce ainsi que s’explique, enfin, le silence de la plupart des grands médias sur cette affaire ? Je ne sais trop. Mais une chose est certaine. La banalisation de l’antisémitisme a des effets délétères sur la société, la démocratie et l’idéologie française.


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