C’est le bureau où j’ai amené Izetbegovic à François Mitterrand.
Celui où Jacques Chirac nous a reçus, le 23 juin 1995, avec Françoise Giroud, Jacques Julliard, Paul Garde et Pierre Hassner, pour évoquer le martyre de Sarajevo.
Et c’est celui où Nicolas Sarkozy a pris, le 10 mars 2011, la décision historique, pour éviter le bain de sang à Benghazi, de reconnaître le Conseil national de transition libyen.
Aujourd’hui, c’est François Hollande qui reçoit.
Il a, autour de lui, son ministre de la Défense, Jean-Yves Le Drian ; son chef d’état-major particulier, Benoît Puga ; ses conseillers diplomatiques, Jacques Audibert et Emmanuel Bonne.
Et ont pris place, de l’autre côté de la longue table, les six principaux généraux kurdes de l’armée des peshmergas dont j’ai fait la connaissance, il y a quelques semaines, sur le front, dans les collines au-dessus du Tigre, et dont j’ai, avec La Règle du jeu, organisé la venue à Paris.
Le président est grave.
Terriblement concentré.
Il a, devant lui, des cartes d’état-major qu’il consultera à plusieurs reprises pendant l’heure que durera l’entretien.
Il semble ému quand le chef de la délégation, Mustafa Qadir Mustafa, ministre des peshmergas, évoque la mémoire de Danielle Mitterrand, qui fut l’amie par excellence du vaillant peuple kurde.
Il remercie quand il apprend que la première chose qu’ils ont faite, ce matin, à peine arrivés de leurs secteurs respectifs, fut d’aller se recueillir devant les anciens locaux de Charlie Hebdo, puis devant l’Hyper Cacher de la porte de Vincennes, où la même barbarie qu’ils combattent, en première ligne, au Kurdistan est venue, le 9 janvier, frapper au coeur de Paris.
Mais ce qui l’intéresse le plus, ce sont, évidemment, les informations qu’ils lui apportent sur l’état des fronts, le rapport des forces en présence, l’attente des obus dans les tranchées, les attaques, les contre-attaques, les avions de la Coalition qu’ils guident depuis le sol avec les officiers de liaison français, leurs pertes trop lourdes, les blessés les plus graves qu’il faudrait pouvoir évacuer vers les hôpitaux militaires parisiens, les armes aussi, les armes surtout : ils sont le bouclier des démocraties confrontées à cette sauvagerie, sans exemple depuis longtemps, qu’est la barbarie des coupeurs de tête du Califat ; ils peuvent devenir leur épée s’ils prennent, sans délai, l’initiative de la bataille au sol qui, seule, permettra à ce qui reste des chrétiens de la plaine de Ninive de rentrer dans leurs villages et de recommencer de prier dans des églises qui ont l’âge des apôtres. Mais comment fait-on quand les armes font défaut ? quand.
les seuls chars dont on dispose sont ceux que l’on a pris, de vive force, aux colonnes infernales d’une armée kamikaze ? quand le stock des Milan franco-allemands commence de s’épuiser ? que les munitions elles-mêmes se font rares ? comment fait-on quand on n’a à opposer que des mitrailleuses de fortune Douchka à des brigades de la mort qui ont fait main basse sur les arsenaux de Saddam Hussein à Mossoul ?
Ils avaient préparé une liste, qui tient sur une simple feuille, et dont je leur avais dit que le palais de l’Élysée ne serait peut-être pas le meilleur lieu pour la remettre.
Mais non, fait le président avec un geste de la main qui me rappelle un instant, mais en mode inversé, le geste d’agacement de François Mitterrand écartant un importun.
Mais non, au contraire, voyons cela, insiste-t-il, en prenant lui-même des mains du ministre kurde la liste qu’il va tendre, après un coup d’oeil rapide et connaisseur, à son ministre de la Défense : le temps presse, en effet ; Daesh enrôle à tour de bras ; il se renforce, même s’il semble parfois reculer ; et il est vrai, dit-il en substance, que votre ennemi est notre ennemi, que votre guerre est notre guerre et que, de Kobane à Mossoul, Kirkuk et Tikrit, vos combattants kurdes de la liberté qui ont surmonté, à travers les âges, tant d’oppressions, de dominations et de divisions sont les sentinelles de notre liberté – des sentinelles fragiles, des sentinelles tragiquement démunies et des sentinelles à qui, du coup, la France ne ménagera pas son soutien.
Plus trace chez ce François Hollande-là du président familier, voire bonhomme, ou blagueur, que décrivent les journalistes.
Pas la moindre allusion à la défaite électorale que vient de subir sa majorité et qui semble à mille lieues du cataclysme qui ravage, depuis un an, l’un des berceaux de l’humanité et qui, sans ces six hommes et leurs troupes, déferlerait sur le monde.
C’est un chef de guerre en civil qui accueille des chefs de guerre en uniforme.
C’est le président de la cinquième puissance mondiale, membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies, qui écoute et encourage les généraux d’une grande nation qui n’est pas encore un État et à qui il promet l’appui renouvelé de la France.
L’heure est grave.
Elle sera peut-être décisive.
Quand le moment vient de prendre congé et que les peshmergas déploient, pour le lui offrir, le drapeau noir qu’ils ont pris à une unité de Daech au terme d’un combat où les épaulaient des forces spéciales françaises, je lis sur son visage un éclair de gratitude et de fierté.
Et, aussi, de fraternité.
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