Que s’est-il passé ? Dans leurs têtes, dans leurs cœurs, dans leurs ventres. Comment se fait-il que ces gentils garçons et filles ayant eu vingt ans dans les années 60, de purs antifascistes qu’ils étaient par héritage, par réaction ou par passion soient devenus sans le savoir de non moins purs fascistes à travers leur langage gauchiste et parfois leur engagement terroriste, en France même, en Europe, au Proche-Orient, ailleurs ? Autrement dit, par quel mal ou quel malheur une intention vertueuse se change-t-elle en son contraire ? Bernard-Henri Lévy participait lui-même de cet âge-là, s’était posé la question à travers ses précédents livres : La Barbarie à visage humain (1977), Le Testament de Dieu (1979), L’Idéologie française (1981). En fait, il décrivait, analysait et théorisait le phénomène, il jugeait, polémiquait et condamnait, recherchant chaque fois de plus en plus haut son origine mythique et intellectuelle. De façon très singulière, et comme s’il s’agissait de son histoire la plus personnelle, il ne laissait pas l’Histoire en paix : ses essais ressemblaient déjà à des romans. Et voilà que la forme philosophique a craqué. Sur sa hantise du mal, que pouvait-il dire de plus dans un essai puisqu’il n’avait trouvé que les réponses désolées d’une idéologie dévoyée, d’une France suspecte, d’un Dieu mort ? De cette sorte d’impasse intellectuelle et religieuse naît le premier roman d’un philosophe qui ne se croyait pas romancier, comme la vie finit toujours par rattraper la pensée en difficulté. Est-ce pour rien qu’il commence par la scène de l’accouchement physique de son héros, vagabond fabuleux à la recherche de sa mémoire truquée ?

Le Diable en tête nous restera comme le roman de l’éducation intellectuelle et sentimentale d’une génération reconnaissable à sa volonté pathétique et perverse de changer l’homme, mais aussi le roman des illusions perdues de la même génération dont le rêve illisible a capoté sur les tentations de la barbarie et de la récupération. Bernard-Henri Lévy y voit « le dernier de nos romantismes politiques ». Comme Robert Brasillach, autre normalien, d’une autre génération, mais dans un autre sens, il pourrait dire avec une majuscule : « Ce Mal du siècle, le fascisme… »

En bonne concordance des temps politiques, on observera que ce roman de désillusion et de compassion paraît, avec l’évènement de l’ère Fabius, à l’heure où une gauche qui a renoncé à casser l’Histoire en deux accède platement au pouvoir.


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