La phalange
Et si Doriot avait gagné ?
Si la bassesse, la vulgarité de ce communiste des années trente, progressivement passé au nazisme, étaient en train, sous nos yeux, de prendre leur revanche ?
Si Staline, comme d’habitude, avait vu juste qui, il y a près de cinquante ans, le jouait contre Thorez, songeait à lui confier la direction du Parti et prophétisait déjà son inévitable come-back ?
Cette question feinte, j’avoue me l’être presque sérieusement posée l’autre soir, à Saint-Ouen, au terme de cette grande messe noire à quoi s’est résumé, cette fois, le XXIVe Congrès du P.C.F.
Il était difficile de ne pas se la poser devant ces deux mille congressistes déchaînés, tandis qu’ils applaudissaient à tout rompre le nom des quatre ou cinq bourreaux les plus féroces de la planète.
Il y avait quelque chose de gênant, de terriblement troublant, le lendemain, à voir les leaders communistes si sages et si dociles tout à coup, dans le rôle du bon métayer guidant ses maîtres soviétiques dans leur petite tournée au cœur de la France profonde.
Et quant au document, enfin, où la direction de la C.G.T. invite ses militants à « intervenir » dans les médias rebelles à la ligne officielle, il fallait être singulièrement sourd pour ne pas y entendre l’écho de ces temps pas si lointains où d’autres militants ouvriers faisaient cause commune avec les fascistes pour « crever la démocratie »…
Ce qui a « changé » dans le P.C.F. ? L’étonnante facilité avec laquelle il admet, autrement dit, de n’avoir pas changé. Le rire gras qu’on y oppose à toutes les belles âmes qui misaient, depuis des décennies, sur son changement inévitable. L’aplomb, l’extraordinaire arrogance avec lesquels il assume tout ce passé, tout ce passif, tout ce hideux cortège d’ombres qui semblent, de nouveau, recommencer de le tenter.
Et l’imperceptible mouvement, du coup, par quoi le parti de masse, la machine électorale, la « puissance tribunicienne » de jadis sont en train de se muer peu à peu, en une sorte de phalange, d’escadron pur et dur, d’appareil de collaboration déjà, où l’on se contente d’attendre, l’arme au pied et la tête vide, le triomphe de la « révolution » et des « forces progressistes » dans le monde…
La Pologne et les cantonales
Ces socialistes sont étranges, tout de même…
Car c’est dans ce Parti de collabos, donc, qu’ils décèlent, si je les ai bien compris, une « exigence de renouveau ».
A ces doriotistes avérés qu’ils entreprennent d’offrir « une perspective novatrice et constructrice » et qu’ils annoncent, pleins de foi : « Plus que jamais, nos destins sont liés » !
Dans ce contexte précis, et pour le moins sinistre, qu’ils vont répétant à l’envi : rien, personne, ni la Pologne bien sûr, ni les dizaines de millions de morts du Goulag, n’empêchera que nous allions ensemble, coude à coude, en rangs serrés, à la « bataille des cantonales ».
Et c’est ce moment-ci enfin, cette heure d’horreur et de misère, qu’ils ont choisis, bizarrement, pour multiplier les signes, les preuves, les liens de solidarité avec, par-delà même le P.C.F., les forces qui, dans l’ombre, conspirent à ses œuvres…
Cheysson victime
Ainsi de Claude Cheysson.
A quelle mystérieuse pression cède-t-il en acceptant de recevoir finalement son homologue polonais Czyrek ?
A quoi songe-t-il ensuite quand, informé de la modeste manifestation appelée sous ses fenêtres, il perd soudain la tête, déplace secrètement l’heure de l’audience et reçoit son visiteur en catimini, par on ne sait quel escalier de service ?
Quelle image, quelle piteuse idée de lui-même conserve-t-il enfin quand l’heure vient de se quitter, de mettre un terme à l’entretien et de prendre la mesure, peut-être, de ce Munich à blanc, de ce Munich honteux, de ce mini-Munich entre deux portes et quatre murs ?
Car l’homme, quoi qu’on en dise, est trop fin pour être tout à fait dupe du rôle qu’on lui fait jouer et qui, au fond, lui va si mal.
Je le crois trop profondément libéral, et trop honnête aussi sans doute, pour être vraiment ce malfrat incohérent dont la légende a déjà fixé l’image.
Il y a quelque chose d’émouvant, presque de tragique, dans le destin de ce haut fonctionnaire brillant, blanchi sous le harnais républicain et transformé, sur le tard, en une sorte de coursier fou, allant d’un bout à l’autre du monde, porter ses improbables messages et ses missions impossibles.
Voyez ce pas gourd. Cette langue incertaine, désormais, d’avoir si fréquemment fourché. Ce visage de vieux boxeur sonné, ivre de tant de coups reçus et ne réagissant plus qu’au jugé, presque par habitude, à l’électrochoc de l’événement. Claude Cheysson n’est pas un martyr. Mais c’est indéniablement une victime. L’une des premières victimes, sûrement, de ce qu’on continue d’appeler — allez savoir pourquoi ? — « l’union de la gauche au pouvoir ».
Quand Marchais invite, Mauroy reçoit
Constantin Tchernenko, lui, n’est pas ministre.
Il n’a pas de place réelle dans l’organigramme de l’Etat soviétique.
Il n’a pas le pouvoir par exemple de signer les contrats de gaz, de pétrole ou de blé.
S’il séjourne à Paris, c’est au titre, simplement, de représentant du Parti communiste soviétique, invité au congrès d’un parti frère.
Rien, aucune raison d’Etat, aucune règle de courtoisie diplomatique n’obligeaient, autrement dit, les représentants de l’Etat français à le recevoir officiellement.
En sorte que l’accueil qu’on lui a réservé ce samedi a une portée symbolique plus grave peut-être encore que celui de Czyrek.
Il y a là, dans cette réception gratuite, gracieuse, immotivée, un autre pas, probablement décisif, dans l’escalade de la honte.
Et la preuve, si l’on veut, que, quand Marchais invite, c’est Pierre Mauroy qui reçoit ; ou que Matignon, en ces circonstances, devient comme une annexe de la place du Colonel-Fabien.
L’URSS est socialiste
Les socialistes français ne condamnent-ils pas, au même moment, le modèle soviétique de société ?
Ont-ils jamais été si loin dans l’anathème contre les régimes autoritaires, bureaucratiques, despotiques de l’Est ?
Et n’ont-ils pas, cette semaine encore, rappelé ; — « dans l’intérêt même du socialisme » — que les Etats d’Europe orientale « ne s’apparentent nullement au socialisme » ?
Le malheur, c’est que la formule n’a pas beaucoup plus de sens que celle qui, dans les années trente, eût affirmé — « dans l’intérêt même du fascisme » — que le IIIe Reich ou l’Italie mussolinienne « ne s’apparentaient nullement au fascisme ».
Elle a le sens, plus exactement, de ces étranges discours qui, dans la France de 1938, proclamaient en substance que, le nazisme ayant échoué, il restait à en forger un autre, à en reprendre l’exigence, à en relever l’étendard.
Et je dis que la seule formule qui vaille alors, la seule qui aille au fond des choses et la seule à quoi, hélas, l’idéologie dominante se refuse, serait plutôt celle-ci : « Oui, l’URSS est socialiste ; pleinement et incontestablement socialiste ; et c’est la raison pour laquelle, justement, il n’y a pas de rêve socialiste qui ne soit aussi, et à terme, un cauchemar de sang. »
La désunion
Disons les choses autrement.
Ce qui n’est plus tolérable, à gauche, c’est la certitude qu’elle a elle-même, au fond, de son existence et de son essence.
C’est l’idée, sur quoi elle vit, d’une unité massive, foncière, fondamentale, où cohabiteraient vaille que vaille ses familles dispersées.
C’est l’image, plus exactement, d’un arbre socialiste dont le P.S. serait le rameau libéral et le P.C. la branche autoritaire.
Car n’y a-t-il rien, vraiment, dans ce qu’on appelle le « stalinisme », qu’une déviation, une maladie, un vague accès de fièvre, de fureur peut-être ?
Ne sommes-nous pas nombreux, à gauche justement, à ne pas nous sentir plus proches d’un rédacteur de l’Humanité que d’un journaliste de Minute ou d’un militant d’extrême droite ?
Le temps n’est-il pas venu alors de dire que la présence de quatre ministres communistes au gouvernement n’est pas plus acceptable — nonobstant la Pologne même — que celle de quatre représentants du Parti des forces nouvelles ?
Le dire — et le dire ainsi —, ce serait avancer déjà un peu sur la voie de cette redéfinition de la gauche française à quoi l’époque nous oblige. Et commencer de travailler, surtout, à cette nécessaire « désunion » dont l’urgence, aujourd’hui, me paraît plus manifeste que jamais.
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