Quand Bernard-Henri Lévy écrit un livre, il ne passe pas inaperçu.

Son nom est sur toutes les lèvres. Ses passages à la télévision sont remarqués, que ce soit à « Apostrophes » où il fut l’un de ses six invités de marque avec Hervé Bazin, le Président de l’Académie Goncourt, ou à « 7 sur 7 » où il n’y a pas qu’Anne Sinclair qui, visiblement, ait été impressionnée par le regard posé et clairvoyant de l’homme intelligent préoccupé aussi par les problèmes de son temps.

Mais Bernard-Henri Lévy est, croyez-moi, mieux qu’une star et son livre Les Derniers jours de Charles de Baudelaire est à lire de toute urgence.

Comme Hermann Broch dans La mort de Virgile, Aragon dans La Semaine Sainte ou Marguerite Yourcenar dans Les mémoires d’Hadrien, Bernard-Henri Lévy reprend le flambeau d’un genre romanesque particulier où un personnage réel devient le héros d’un roman. Ici toute ressemblance avec des personnages ayant existé n’est pas purement fortuite !

Après des années de recherches universitaires sur Baudelaire, l’écrivain dont il dit s’être toujours senti le plus proche, BHL nous livre sa vision d’une des pires agonies de la littérature : celle d’un poète qui est mort croyant que tout son œuvre restait à faire…

Roman ? Biographie ? Essai ?

Pourquoi toujours ce besoin de classifier, de se rassurer, de mettre une étiquette ? Le livre de Bernard-Henri Lévy est un roman écrit selon les règles traditionnelles de narration mêlant drôlerie, brusquerie, érotisme. Il a tout ce qu’il faut pour ne pas vous tomber des mains ! Mais il a aussi l’immense mérite – c’est sa force – de poser des questions fondamentales sur la vie, la mort, la littérature et son destin, le problème d’un écrivain face à ses œuvres, ses rapports, à son époque…

Éléments enchâssés dans la trame romanesque, réflexions en marge, rebonds de l’intrigue… On les appellera comme on voudra. Ils donnent au roman cette fonction de connaissance dont Robert Musil, Milan Kundera et aujourd’hui BHL sont les disciples. Tous disent « non » au roman comme exercice gratuit. BHL lui, a voulu éclaircir le mystère de la mort du plus grand poète du XIXe, arguments à l’appui.

Les Derniers jours de Charles de Baudelaire est un polar à plusieurs voix construit selon des règles formelles, techniques et rigoureuses. Un impératif de composition qui force notre admiration. L’auteur s’interroge sur les derniers jours de ce poète de tous les malentendus, au discours inaudible et qui finit sa vie consciente en mars 1866 à l’Hôtel du Grand Miroir à Bruxelles.

Bruxelles, connaît bien…

Son roman se passe en Belgique et Bruxelles est son théâtre. Un personnage de roman, presqu’au même titre que Charles Baudelaire lui-même. Notre capitale a droit de cité dans l’univers romanesque. Pierre Mertens dans ses Éblouissements en avait déjà fait l’apologie. Mais il est plus rare qu’un étranger s’y intéresse et clame avec sincérité son amour et son attachement. Bruxelles a toujours été une des villes de prédilection de BHL, où il aime venir se réfugier.

Depuis le quartier de la Putterie, la cité Fontainas, la célèbre place Roupe « avec ses façades chantournées », les galeries Saint-Hubert, la rue du Midi, le Jardin Botanique ou la place des Barricades (où vivaient les Hugo), en détournant même son chemin par la rue Ducale qu’il connaît mieux que certains Bruxellois, il prouve la profonde connaissance qu’il a de notre capitale : « J’ai fait les choses sérieusement. Hôpitaux, tavernes, bars, restaurants, bordels, quartiers… Je me suis imprégné de tout cela non comme un inspecteur, mais sur les traces de Charles Baudelaire. J’ai fait et refait vingt fois les itinéraires et les promenades dont je parle dans mon livre ». Le résultat est atteint : cette traversée de Bruxelles au temps de Baudelaire est mémorable. À chaque page, transparaît le lien charnel et symbolique qu’il entretient avec la ville comme avec les personnages qu’il a créés.

Et puis, il y a les Belges…

Ceux dont Baudelaire dit tant de mal dans son livre inachevé Pauvre Belgique. Livre qui est l’objet du roman de BHL, puisqu’il imagine Baudelaire le dictant à un interlocuteur fictif.

Mais les Belges ne sont qu’un alibi, un « prétexte à une méditation plus ample… » nous dit BHL. La véritable haine de Baudelaire est contre la France : « Il pense à Bruxelles, à Paris. Une fois de plus, il se demande ce qu’il fait ici, dans cette ville odieuse, quand c’est là-bas… que se jouent sa gloire, sa fortune ». Baudelaire s’attaque à ce qu’il a sous la main, à ce peuple en qui il ne voit que la caricature des Français qu’il hait plus encore : « Je rêve de trouver un mot qui me mette à dos le genre humain tout entier »…

Un père curé. Ceci explique cela ?

Avec BHL le roman élargit son champ. Les Derniers jours de Charles Baudelaire se veut un roman ambitieux qui intègre des domaines aussi divers que l’histoire, la philosophie, la biographie, l’essai et même la psychologie. Il a fallu attendre BHL pour s’intéresser au père de Baudelaire et voir dans cette paternité exceptionnelle et étrange (il était le fils d’un prêtre défroqué), l’explication possible de certaines facettes de sa personnalité et de son caractère. « Si j’existe, je suis le fruit du péché ». Un petit Charles Baudelaire venu à la place de la sainteté !

Les Derniers jours de Charles Baudelaire est loin d’être un livre misérabiliste sur la déchéance morale et physique de l’un des plus prestigieux poètes de tous les temps. Il se veut une invitation au voyage baudelairien, une approche affectueuse d’un personnage hors du commun, rejeté par son époque, que Bernard-Henri Lévy peint sous un autre jour, séparant comme seuls les grands critiques et les grands écrivains peuvent le faire, l’Homme et l’Œuvre : « Charles Baudelaire n’étant plus que le nom de la tête qui a conçu, et de la main qui a tracé, ce livre singulier qui s’appelle Les Fleurs du Mal… » ou mieux encore : « il y a un livre, Les Fleurs du Mal, qui est l’auteur d’un homme, Charles Baudelaire ».

Pour semer la confusion

À tous ceux qui n’arrivent pas à suivre le cheminement du romancier philosophe, à tous ceux qui restent sur leur faim après Le Diable en tête, à tous ceux qui auraient préféré lire un essai à la place d’un roman, à tous ceux qui ne voient que rupture et discontinuité entre ses deux romans, je suggère encore : intervertissez l’espace d’un instant les titres des deux livres et constatez que Le Diable en tête aurait très bien pu s’intituler Les Derniers jours de B. C. (héros du Diable en tête et inverse des initiales de Charles Baudelaire) et vice-versa. Avouez qu’il y a de quoi vous troubler ! « Tous les écrivains, me précise BHL, ont un livre recteur. Pour certains, c’est le premier. Pour d’autres, le dernier. Pour tous, c’est le livre magique et majeur autour duquel ils rôdent depuis qu’ils ont commencé à écrire. Ce livre qui, même s’il est invisible, occulte ou impossible, même si l’on meurt parfois sans avoir eu le temps de l’écrire, était la source vraie de tout ce qu’on publiait ». Ceci explique aussi cela.


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