Le premier, intenté par la Licra contre Siné, est loin d’être gagné. Et tant la jurisprudence en matière de presse que la prévisible rouerie de Siné rendaient forcément hasardeuse une action sur le thème de l’incitation à la haine raciale. Cela étant dit, et la décision ayant été prise, je me devais d’être là ; je n’aurais, pour rien au monde, laissé tomber mon ami Philippe Val ; et je ne suis pas fâché, surtout, d’avoir eu l’occasion d’évoquer ainsi, avec d’autres et avec, en particulier, Me Jakubowicz, les mirobolants exploits de Maurice Sinet, dit Siné. Un jour, sur Carbone 14 : « je suis antisémite et je n’ai plus peur de l’avouer ; je vais faire dorénavant des croix gammées sur les murs ; je veux que chaque juif vive dans la peur. » Un autre, dans Charlie : « j’avoue que, plus je croise les femmes voilées qui prolifèrent dans mon quartier, plus j’ai envie de leur botter violemment le cul ! » ; puis : « je renverserais de bon cœur le plat de lentilles à la saucisse sur la tronche des mômes qui refusent de manger du cochon à la cantoche. » Et puis, bien sûr, dans Charlie toujours, la désormais fameuse chronique consacrée à un Jean Sarkozy supposé, pour mieux faire son « chemin dans la vie », vouloir « se convertir au judaïsme » : les juifs et l’argent ; de l’entrée dans l’Alliance comme ascenseur social ; les vieux poncifs moisis du best-seller antisémite d’Alphonse Toussenel (Les juifs rois de l’époque, 1847) – tout y était ! Alors, peut-être les subtilités de la loi permettront-elles à Siné de passer, une nouvelle fois, entre les gouttes. Mais une chose, au moins, est sûre : nous étions nombreux, ce jour-là, autour du président de la Licra, Patrick Gaubert, à être heureux que ce type d’insanités n’ait plus sa place dans la presse républicaine. L’humour vache, bien sûr. La critique des religions et des dogmes, évidemment. Mais l’attaque, non des religions, mais des personnes et, en l’espèce, des corps assignés à une supposée essence « proliférante » et, donc, « animalisée » – là est la ligne jaune et il était bon, quelle que soit l’issue, que cela fût dit.

Le second procès est, lui, déjà jugé. C’est celui de Jean-Marie Garcia reconnu coupable d’avoir tué, le 4 mars 2006, à la sortie d’un bar d’Oullins, faubourg de Lyon, le jeune Chaïb Zehaf. Et j’étais cité par les avocats de la partie civile, Mes François Saint-Pierre et Patrick Klugman, pour poser une question à la fois simple et terriblement complexe : quid de la dimension raciste du crime ? que l’assassin la nie suffit-il à ce qu’elle soit exclue du champ de la délibération ? le fait que l’on retrouve chez lui des armes ou insignes nazis sans qu’il soit affilié, pour autant, à une organisation néofasciste est-il un autre signe, sur ce point, de son innocence ? bref, un acte n’est-il raciste que s’il se verbalise comme tel et qu’en est-il du racisme qui ne passe, justement, pas par les mots ? La question, pour la justice, n’était pas sans importance puisque la requalification raciste constitue, comme chacun sait, une circonstance aggravante. Pour la famille, les voisins, les amis, elle n’était pas moins essentielle, tant était vif le sentiment que l’écarter d’entrée de jeu eût été un acte de mépris, un déni de justice, une manière de second meurtre symbolique. La réponse du « témoin » que j’étais ? Difficile, naturellement. Sans formule toute faite. Mais adossée à deux constats solides. Ce progrès, d’abord, de l’esprit démocratique qui fait que le racisme se formule de moins en moins ouvertement et obéit – hommage du vice à la vertu – à un régime d’énonciation qui est celui de la dénégation méthodique. Et puis ce fait, ensuite, qui saute aux yeux : quand un forcené, se trouvant à l’intérieur d’un bar, prend soin de tirer en l’air, quand, menacé par des civils dont il ne sait pas encore que ce sont des policiers, il prend garde de ne pas tirer du tout et quand il attend, pour tirer et tuer, de se trouver face à un visage comme par hasard basané, il faut beaucoup d’hypocrisie, ou de légèreté, ou des deux, pour écarter d’un revers de main l’hypothèse de la pulsion raciste. Question de mots. C’est-à-dire, comme toujours, de principes. Tant il est vrai que, comme disait Camus, et quoi qu’en dise la lettre de la loi, « mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde ».

J’ai eu droit, pendant ces deux journées, à toutes sortes de commentaires plus ou moins bien intentionnés. J’ai vu, sur un site internet, un blogueur nommé Bilger s’étonner de me voir cité dans deux procès si différents et se lancer, pour l’expliquer, dans des considérations pour le moins étranges sur la « vérité judaïque » (sic) dont je serais le porte-parole. Pour ma part, cette séquence fut surtout, je le répète, l’occasion de rappeler le plus précieux des principes constitutifs du pacte républicain. Et ce fut aussi – pourquoi ne pas l’avouer ? – comme un voyage à travers le temps : cette époque, maintenant lointaine, où nous fondions SOS Racisme sur l’idée simple mais, visiblement, pas si facile à mettre en œuvre qu’il n’y a, en matière de discrimination, jamais de victimes suspectes ni d’insulteurs privilégiés. Jadis, nous disions : « juifs à Paris, Arabes à Toulon, c’est nos potes qu’on assassine. » Aujourd’hui, il faut reprendre : « qu’il cible un fils de président ou un cariste, qu’il tue un Ilan Halimi ou un Chaïb Zehaf, le racisme reste le racisme – et le deux poids deux mesures demeure la forme la plus sournoise de notre lâcheté, quand ce n’est pas de notre consentement. »


Autres contenus sur ces thèmes