Il y a une chose qui, pour moi, reste, aujourd’hui encore, énigmatique, c’est ma relation personnelle à Sartre et l’histoire de ce livre que vous venez, à l’instant, d’évoquer, Le Siècle de Sartre. Lorsque j’ai commencé à y songer, au début des années 80, puis lorsque j’en ai entrepris l’écriture, au milieu des années 90, le moins que l’on puisse dire est que je n’étais pas programmé pour cette entreprise. A tous égards, je me sentais loin de ce massif sartrien dont je commençais d’approcher, non moins que de cette famille sartrienne que vous êtes nombreux, dans cette salle, à représenter et qui allait un peu, et indirectement, devenir la mienne.

Philosophiquement, j’étais venu à l’âge d’homme dans un climat intellectuel marqué par ce que l’on a appelé depuis, d’une bien méchante expression, la « pensée 68 » – laquelle n’était franchement pas, du moins en apparence, un courant de pensée compatible avec la pensée Sartre : les maîtres de ma jeunesse, lorsqu’en 1971 je pars pour le Bangladesh en lutte contre le Pakistan, s’appellent Louis Althusser, Michel Foucault et Jacques Lacan – et ils sont aux antipodes, c’est au moins ce que dit la doxa, de cet « humanisme théorique » auquel Althusser réduisait alors la pensée de Sartre.

Ma définition de l’intellectuel, l’idée que je me faisais, en ce temps-là, d’une vie d’intellectuel réussie ou, tout simplement, d’une vie qui, intellectuelle ou non, fût digne d’être vécue, c’était moins la vie de Sartre qui l’incarnait que celle, mettons, de Malraux : si j’avais dû choisir, me désigner une parentèle rêvée, c’est sans le moindre doute de ce côté-là, celui de Malraux, que je l’aurais trouvée, et non du côté Sartre.

Et quant au philosophe, enfin, qui s’exprime à travers La Barbarie à visage humain et quelques autres livres, quant au militant des droits de l’homme que j’essaie alors d’être et dont je tente d’assurer quelques fondements, il est évident qu’il prenait ses leçons et prescriptions davantage chez Camus que, de nouveau, chez Sartre.

Pour dire les choses autrement, il allait de soi pour moi, lorsque j’avais vingt ou trente ans, que, dans le débat célèbre entre Sartre et Camus, c’est du côté de Camus que je me situais, et je n’avais pas de mots assez durs pour qualifier la cruauté de Sartre dans ce débat, ainsi que son égarement.

Sans parler enfin de cette autre référence majeure qui, dès la fin des années 70, advient dans mon itinéraire et qui me relie à une certaine vision de la pensée juive laïque, issue de Buber, de Rosenzweig et de Levinas, et qui est bien étrangère, elle aussi, malgré les Réflexions sur la question juive, à la réflexion sartrienne.

Voilà d’où je suis parti. Voilà comment, à la façon, d’ailleurs, de nombre d’hommes et de femmes de ma génération, j’étais parti pour n’être d’aucune façon sartrien.

Et puis il s’est produit quelque chose. Une sorte, sinon d’aventure, du moins d’événement de pensée. Un événement qui a fait que, à petits pas, parfois à petits sauts, par ruptures discrètes, je me suis, sur tous ces points, « brisé les os de la tête » et ai commencé de découvrir que les choses étaient, chaque fois, moins tranchées qu’elles ne le paraissaient.

En entreprenant de lire Sartre, mais vraiment le lire, ce que ma génération souvent ne faisait pas (je me rappelle encore ces années d’après-68 durant lesquelles Sartre allait vers les maos, acceptait de diriger J’accuse ou La Cause du peuple d’une manière qui n’était d’ailleurs pas seulement formelle, alors que l’inverse n’était pas vrai : je ne pense pas que les maos soient venus à Sartre autant que lui venait à eux ni que, en ce temps-là, ils l’aient lu, ce qui s’appelle lire, autant que lui les lisait), en entreprenant donc de lire Sartre, en me mettant à le lire sérieusement, j’ai découvert que le rapport de sa pensée à cette pensée dont j’avais longtemps cru qu’elle s’était instituée en rupture radicale avec la sienne, était beaucoup moins simple qu’il n’y paraissait.

Sa philosophie du sujet, par exemple, m’est apparue assez tôt comme pas si disjointe que cela de celle dont je m’étais instruit auprès de Louis Althusser. La conception du sujet sartrien, l’élision et l’économie du Je transcendantal husserlien, la pulvérisation des schèmes cartésiens, l’idée d’une subjectivité sans fond et sans intimité, l’idée d’une conscience intermittente et sans stabilité, le goût du désaveu de soi, tout cela m’est apparu très vite comme beaucoup plus proche que nous ne le pensions, en tout cas que je ne le pensais, de ce procès de subjectivation que nous avait enseigné Althusser, de cette conscience sans substance sur le chemin de laquelle le premier Deleuze, jusqu’à l’Anti-Œdipe, nous avait placés. Et quant à Lacan (dont Sartre lui-même, nous induisant manifestement sur une fausse piste, avait dit, je crois, à Michel Contat qu’il ne le « connaissait pas bien »), quant à ce Lacan qui me semblait être, vers 1966-1967, le comble de la modernité et l’anti-Sartre par excellence, combien de textes sartriens que je découvrais, que j’apprenais à lire dans l’émotion, le ravissement ou l’euphorie, depuis La Nausée jusqu’à La Reine Albemarle ou à ce texte sur Venise où il est question des deux rives du Grand Canal comme d’une métaphore de la conscience, combien de textes, oui, qui me semblaient anticiper, au contraire, la doctrine de la « refente », la théorie de la constitution du sujet par le manque, les textes lacaniens sur le stade du miroir… Voilà quelques points décisifs. Voilà quelques images de ce moment où j’ai appris à comprendre combien ce vieux Sartre, ce vieux bonhomme, ce penseur que nous avions, pour nombre d’entre nous, remisé au magasin des horreurs bergsoniennes ou cartésiennes, était au contraire d’une modernité philosophique radicale.

Prenons encore la question de l’engagement de l’intellectuel. Lorsque je me suis mis, quelques années après la mort de Sartre, à vraiment lire Qu’est-ce que la littérature ?, quand j’ai repris ce texte dont j’avais, comme tout le monde ou presque, mû par la pensée qui pense quand on ne pense pas, c’est-à-dire par le cliché, pris l’habitude de penser qu’il était une sorte de manifeste de la pensée militante, de la littérature à la botte, d’un engagement conçu comme un caporalisme des idées, « écrivains, vos papiers ! », « poètes, au rapport ! », quand j’ai, donc, réellement plongé dans le dossier, j’ai découvert dans ce texte une machinerie bien moins banale que l’image qu’il avait pu laisser : une définition de l’intellectuel engagé, bien sûr ; mais aussi une conception de la littérature dégagée, précisément, de l’impératif politique au sens caporaliste ou policier du terme ; une machinerie, en tout cas, que j’ai essayé de détailler dans mon livre et qui est beaucoup plus complexe, subtile, amie de la vraie littérature, ennemie de sa mise au pas, que ne le veut la doxa.

Autre exemple : le débat Sartre-Camus. Là encore, révolution pour moi. Chambardement. Ebranlement en tout cas. Car je vais, non seulement au script, ou aux pièces, du débat, mais à ce qui les fonde, à leur soubassement philosophique et métaphysique. Et ce qui m’apparaît très vite, dès le début de l’écriture du Siècle, c’est que, sur ce théâtre-là, la distribution des rôles n’est pas non plus celle que la pensée qui ne pense pas, à commencer par la mienne, s’était figurée jusque-là. L’idée conventionnelle d’un Camus antitotalitaire, faisant face à un Sartre compagnon de route à la botte du Parti communiste, n’épuisait pas, si vous préférez, la vérité de la situation. Il y a, certes, la cruauté de Sartre dont je parlais tout à l’heure et celle des siens à l’endroit de Camus. Mais il y a aussi la métaphysique implicite des uns et des autres. La philosophie du oui du Camus de ce temps-là et la philosophie du non du Sartre de la même époque. La philosophie des Noces et de L’Eté camusiens, la philosophie bénisseuse, de fusion et de communion avec la nature, de Camus, sa philosophie du raccord et de la transsubstantiation générale, sa philosophie des épousailles avec la matière, la nature et les choses – et puis, de l’autre côté, cette philosophie du non, cette philosophie du discord, du malentendu, de l’interruption, de la rupture, cette philosophie de la guerre aux choses ou de l’étrangeté radicale des choses, cette philosophie de la grande colère des choses et de la colère réciproque de la conscience, cette philosophie boiteuse, cette philosophie de la laideur constitutive aux rapports de la conscience avec les choses, cette philosophie tragique, en un mot, qu’était la philosophie de Sartre et qui m’est apparue, bien plus que l’autre, propre à fonder ce qui, philosophiquement, me semblait être la seule position tenable : une position de révolte, de résistance, de non-accord, de désaccord avec le monde. Bref, jusque dans ce débat Sartre- Camus, dès lors que j’ai commencé d’entrer véritablement dans les textes, quelque chose est venu contredire l’idée reçue, le cliché. En gros, la pensée de Camus allait plutôt dans le sens d’une philosophie qui aurait pu être, au moins autant que la philosophie sartrienne, la caution d’une attitude ou d’une posture totalitaire, s’il est vrai que le totalitarisme commence – comme je le crois après Rosenzweig et Levinas – par un totalitarisme ontologique, un rapport de l’être à lui-même, une saturation de l’être par lui-même, un bouchage, qui sont autant de façons de rendre impossible l’apparition, l’émergence, le pari sur une parole exorbitante à l’ordre du monde. Et la pensée de Sartre, en revanche… Cette pensée qui avait programmé tant de faux pas sur l’URSS, la Chine, Cuba… Eh bien la pensée de Sartre, c’était l’inverse : une étrange, inattendue, machine de résistance !

Le judaïsme, enfin. La question de la pensée juive telle que, depuis la fin des années 70, elle commence de me préoccuper. Je relis les Réflexions sur la question juive, bien sûr, à cause de ce que certains d’entre vous, ici, ont écrit ou dit et sur quoi je ne reviens pas – je le relis à cause, en un mot, de la très grande finesse de ce texte, beaucoup plus surprenant que la sotte idée, qui nous en est restée, d’un judaïsme négatif n’existant que dans le regard de l’autre ; je le relis, et je l’aime, à cause de tout ce qui se lit dans ce livre et qui, à cause du dernier Sartre et de son dialogue final avec Benny Lévy, me semble, là encore, compliquer singulièrement le jeu. Et puis je relis d’autres textes – je vais y revenir…

Bref, c’est ainsi que, lorsque je commence de me plonger dans cette aventure, parce que c’en était quand même une, lorsque j’entame ce voyage dans cet homme-siècle et sa pensée immense, j’arrive à la conclusion – et c’est le thème que Christian Delacampagne m’a suggéré d’évoquer aujourd’hui – j’arrive à la conclusion, un peu facile certes, mais qui m’a servi d’hypothèse de travail, qu’il y a deux Sartre. D’un côté, bien sûr, le Sartre de la vulgate ; le Sartre du cliché (qui existe aussi) ; le Sartre qui désespère les étudiants de l’université Charles à Prague en 1966-1967 ; le Sartre qui, en 1956, désavoue du bout des lèvres l’intervention soviétique à Budapest mais en même temps se refuse à condamner le modèle soviétique ; le Sartre qui se rendra encore sept ou huit fois en Union soviétique dans les années suivantes ; le Sartre qui reçoit avec beaucoup de circonspection le rapport Khrouchtchev ; le Sartre qui voyage à Cuba (vrai moment de littérature à mon sens mais aussi grand moment d’égarement politique) ; et, enfin, le Sartre de l’époque mao dont je suis le contemporain, le Sartre qui accepte de cautionner des articles ignobles parus dans les journaux qu’il dirige, le Sartre cautionnant des textes de J’accuse proposant de kidnapper les enfants des patrons afin de faire rendre gorge à ceux-ci, le Sartre couvrant (il n’aurait jamais écrit cela lui-même mais il a accepté de le couvrir de son grand et beau nom) des textes où l’on disait qu’un patron séquestré pissant dans son pantalon, urinant dans le tiroir de son bureau, c’est une revanche de la classe ouvrière ou bien des textes où l’on se réjouissait de voir les patrons connaître enfin l’horreur du cul trempé de pisse… Tout cela, donc, existe. De même que, signé de sa propre main cette fois, le texte célèbre publié quelques jours après le massacre des athlètes israéliens à Munich.

Donc il y a ce Sartre-là, incontestablement. Et puis en même temps il y en a un autre, que j’ai appris à découvrir de mes yeux d’ignorant, de naïf – il y a un autre Sartre pensant à l’opposé de tout cela et que je découvre. Pour aller très vite, le Sartre de La Nausée. Le Sartre des premiers tomes des Chemins de la liberté – admirable. Un Sartre stendhalien – bouleversant. Un Sartre nietzschéen – surprenant. Un Sartre qui s’ingénie à renverser méthodiquement quelques-uns des signes qui seront l’index de sa future pensée. Un Sartre qui écrit, dans les Réflexions sur la question juive, que le modèle du groupe en fusion, connoté pour le coup d’une valeur absolument négative, se trouve être le modèle de lynchage. Un Sartre qui, dans ce beau texte qu’est « Qu’est-ce qu’un collaborateur ? », décrit pour le démonter, tout le mécanisme historiciste, tout le mécanisme d’acceptation de la vérité historique, de soumission à la force ou à la loi des vainqueurs, qui est déjà, et qui sera encore, le modèle de la soumission au totalitarisme soviétique. Faites l’expérience. Dans « Qu’est-ce qu’un collaborateur ? », remplacez « Allemagne nazie » par « Union soviétique ». Vous retrouverez, impeccablement décrit, le schéma, le mécanisme, la perversion de l’âme et de l’intelligence, qui ont créé le compagnonnage de route. Et puis un Sartre, enfin, dont les thèses philosophiques essentielles, notamment dans L’Etre et le Néant, fournissent les bases, les conditions nécessaires et presque suffisantes, à l’élaboration d’un antiracisme conséquent. Encore aujourd’hui, je ne vois pas que l’on puisse être conséquemment antiraciste sans en passer plus ou moins explicitement, en le sachant ou pas, par la définition de l’identité, de la subjectivité, du processus de subjectivation, y compris dans ses formes les plus plates et les convenues – l’existence, l’essence, etc. – telles qu’elles se trouvent pensées dans ce massif du premier Sartre.

Et venons-en maintenant à l’idée même dont j’ai toujours pensé qu’elle était à la source du totalitarisme, c’est-à-dire l’idée du médicalisme politique. Je crois, depuis La Barbarie à visage humain, que le cœur du totalitarisme, le cœur des barbaries contemporaines jusqu’aujourd’hui et, donc, jusqu’à l’islamisme politique, c’est l’idée qu’on peut guérir le genre humain, c’est la substitution à la question théologique du mal de la question clinique de la maladie. Je crois depuis La Barbarie que cette tournure-là de l’âme, cette volonté de pureté, cette façon de prendre, non Le Pirée pour un homme, mais la figure politique du mal pour l’histoire d’une maladie qui peut être guérie pourvu que l’on y applique les remèdes appropriés, je pense que ce tour-là de l’esprit, celui qui confond l’histoire de la politique et l’histoire de la clinique, est la racine même de cette histoire sombre et terrible qu’est l’histoire des totalitarismes. Eh bien je découvre, dans ces années, maints textes de Sartre qui vont dans ce sens. Je découvre maints textes qui me paraissent propres à instruire la critique la plus radicale de cette confusion de la politique et de la clinique, de ce médicalisme politique, et, d’une certaine manière, de ce progressisme, c’est-à-dire de cette idée selon laquelle une dialectique historique bien menée pourrait permettre à l’humanité de se débarrasser de sa part maudite. Il y a en tout cas, dans celui que j’appelle le premier Sartre, tout ce qui est requis pour penser – et pour résister à – cette effroyable pente qui pousse la pensée à accepter le totalitarisme.

Et puis il y a d’autres textes encore. Des textes bien connus. Des textes dont j’étais familier mais sans les entendre ou sans les comprendre tout à fait. La définition du salaud, par exemple. Celle de l’esprit de sérieux. Celle du bourgeois, du bouvillois. Au fond, qu’est-ce que tout cela, qu’est-ce que c’est que cet esprit de sérieux, cette mentalité bourgeoise, cette saloperie, ce bouvillisme, sinon la volonté de faire l’économie du désaccord, du malentendu ontologique entre soi et les choses – qu’est-ce que tout cela sinon la conviction que l’on est à sa place, juste à sa place, dans le monde ? Et est-ce que, enfin, ce salaud ou ce bouvillois, ce type bien installé dans son être, ce type qui ne doute de rien et surtout pas de sa place en ce monde, est-ce que cet être-là, et bien là, cet être imbu de sa présence à soi et de sa prétendue authenticité, est-ce qu’il n’est pas toujours, nécessairement, en chemin vers un rapport à autrui qui sera, au minimum, marqué par la méfiance, le pousse-toi de là que je m’y mette ou, mieux, le pousse-toi de là puisque j’y suis, qui n’est pas le meilleur chemin de la reconnaissance et de l’ouverture à l’altérité ? Sartre contre la bêtise. Sartre contre la barbarie. Un Sartre antitotalitaire. Un Sartre qui m’apparaît comme le doctrinaire le plus conséquent de l’antitotalitarisme contemporain.

Donc voilà bien deux Sartre : un Sartre compromis dans la pensée totalitaire, et un Sartre antitotalitaire conséquent. Avec la complexité supplémentaire, la difficulté supplémentaire, que les deux Sartre ne sont pas comme les deux Céline ou les deux Aragon ou même les deux Althusser. Ils ne sont pas étanches. Ce ne sont pas deux moments de la pensée, deux périodes de la pensée, période rose, période bleue, etc. Ce n’est pas Mondrian figuratif et Mondrian abstrait. Ou Matisse période ceci et Matisse période cela. Complication supplémentaire qui tient au fait que ces deux histoires sont extraordinairement imbriquées, intriquées, entrelacées – vous connaissez tous, n’est-ce pas, des exemples de cette imbrication…

Prenons le texte « Qu’est-ce qu’un collaborateur ? » que j’évoquais à l’instant. C’est, pour moi, l’un des grands textes contemporains de philosophie politique. C’est un texte que je n’avais pas lu mais qui m’inspirait, sans le savoir, lorsque j’écrivais Le Testament de Dieu ou L’Idéologie française. Eh bien on y trouve, néanmoins, un paragraphe intolérable. On trouve dans cet océan de lucidité un point d’obscurité : Sartre expliquant – je résume – que la résistance était à gauche et le pétainisme à droite, et qu’il y avait entre la classe ouvrière et l’esprit de résistance une affinité native… Dans ce vrai texte antitotalitaire, dans ce texte qu’on devrait enseigner dans les écoles de guerre antitotalitaire, dans ces pages que devraient méditer tous ceux qui font de la fidélité au « sens de l’Histoire » la grande excuse de leur lâcheté, voici que fait irruption quelque chose de sombre, de terrible, qui est comme une anticipation des égarements ultérieurs.

Inversement, en 1950 ou 1951, au moment même où Sartre consomme son grand virage politique, au moment où le deuxième Sartre est en train de naître, juste avant « Les communistes et la paix », il y a la préface au livre de Roger Stéphane, Portrait d’un aventurier, qui est un texte incroyable de grâce, de juvénilité et d’incorrection politique. Portrait d’un aventurier, vous le savez, se présente officiellement comme un éloge du militant au détriment de l’aventurier. Or c’est, en réalité, le contraire. C’est une glorification romantique de l’aventurier au détriment du militant. C’est comme si le sens avait échappé, s’était échappé des mains de l’auteur – comme si le texte signifiait, malgré lui, ce que Sartre n’aurait jamais voulu qu’il signifie. C’est comme ça.

Donc une bizarre alchimie qui fait que ces deux Sartre cohabitent l’un avec l’autre et puis se cannibalisent, se parasitent l’un l’autre dans une logique totalement incontrôlable par la pensée diurne de l’auteur. Jusqu’à cet épisode qui est, sans doute, le plus beau. L’épisode du Flaubert. Le Flaubert écrit, si j’ose dire, la nuit et en fraude. Le Flaubert écrit au cœur des années mao. Le Flaubert écrit en cachette du premier Benny Lévy, de Philippe Gavi, de Jean-Pierre Le Dantec, qui l’exhortent à refaire le coup de Bariona, à écrire une grande pièce militante, à écrire un grand roman populaire, à laisser tomber ce Flaubert absurde, cette dissection d’un grand esprit bourgeois déjà condamné par l’Histoire, jeté dans ses poubelles, poubellisé. Et Sartre qui les laisse parler, qui leur donne apparemment raison et qui, dès qu’ils ont le dos tourné, se remet à son bureau pour écrire ce livre magnifique, écrit de la plus belle encre sartrienne, L’Idiot de la famille.

Donc une relation très bizarre entre ces deux Sartre. Une relation à basculements. Une série de basculements et, aussi, d’oscillations. La chronique de ces oscillations n’est évidemment pas inconnue. Mais ce qui, en revanche, l’est, ce qui est beaucoup moins connu c’est le principe de la bascule, son ressort ou ses ressorts.

Un ressort, déjà. Un premier ressort. Denis Hollier a été, à ma connaissance, le premier à la pointer. C’est le « devenir autodidacte » de Sartre. C’est-à-dire l’épisode du Stalag. Ou, plus exactement, l’extraordinaire anticipation – figurée, dans La Nausée, mais sur le mode négatif, par le hangar à prisonniers de la Première Guerre mondiale – de ce qui allait lui arriver, lui, beaucoup plus tard, dans le vrai Stalag de Trèves. L’extraordinaire prémonition, si vous préférez, la prémonition littéraire, à travers un livre de littérature, de sa conversion à l’humanisme et de sa rupture avec l’antihumaniste radical de sa période dandy, nietzschéenne, antibouvilloise. Car le premier Sartre, j’y insiste, est antihumaniste. Il l’est à tous égards. Il l’est, en tout cas, à deux égards. Le premier Sartre est antihumaniste parce qu’il croit que faire l’impasse sur l’inhumain dans l’humain, c’est une absurdité, car cette part-là, la part du déchet et de la bestialité dans l’humain, est une part dont on ne peut pas faire l’économie. Et puis il est antihumaniste parce qu’il pense, ce premier Sartre, le Sartre de la conscience ouverte et transparente, il pense que la pensée, ce n’est pas la psychologie, que ce n’est pas l’âme qui est le sujet de la pensée, il pense qu’il y a plus dans la pensée que dans la psyché. Et puis voilà que, soudain, tout change. Il est dans le vrai Stalag. Il fait l’expérience de la « fraternité » avec ses coprisonniers. Il se met à aimer les humains. Il se met à se sentir un humain parmi d’autres humains. Il se met à raisonner comme l’« Autodidacte » de La Nausée. Et c’est ce « devenir autodidacte » qui marque sa conversion de l’antihumanisme à l’humanisme.

Un autre ressort : l’épisode Bariona – cette pièce de théâtre, Bariona, que j’ai lue, sur les conseils de Michel Rybalka, dans une version qu’il m’avait communiquée quelques mois avant sa publication dans l’édition de la Pléiade. Je l’ai lue très attentivement. Et j’ai essayé de montrer dans Le Siècle qu’elle était le deuxième moment de ce basculement – j’ai essayé de prouver que Bariona n’est pas seulement une pièce montée sur une scène mais que c’est la vraie scène, la propre scène, où a continué de se jouer cette extraordinaire aventure intérieure. C’est l’histoire même que raconte la pièce. C’est l’histoire d’un homme, le Bariona du premier acte, qui démarre dans un pessimisme fondamental et qui va vers une sorte d’épiphanie, d’adoration de l’enfance, de génuflexion un peu grotesque devant cette merveille des merveilles qu’est l’enfant-roi de la fin, porteur de toutes les promesses d’un monde réconcilié. Passage de la génophobie à la génophilie. Sortie d’un monde damné pour entrer dans un monde enchanté. Idée que l’homme est une espèce ratée, que sa condition est sans issue et puis reprise, remords – non, non, ce n’est pas si sûr, il y a une lumière au bout de la nuit, une issue à la condition sans issue, un remède à la maladie qu’est l’homme. Deuxième basculement, oui, du Sartre I au Sartre II.

Et puis la philosophie. J’ai souvent dit que Sartre fut le dernier grand philosophe à tenter de relever le seul défi qui tienne, et qui consiste à se mesurer à Hegel, à tenter de penser après Hegel : on ne le répétera jamais assez, le grand enjeu de la modernité… Penser après Auschwitz, on peut ! D’une certaine façon, on doit ! C’est bien parce qu’il y a eu Auschwitz et qu’il faut tenter de le penser, qu’il y aura encore, après Auschwitz, de la pensée ! Mais Hegel… C’est une affaire beaucoup plus compliquée, Hegel… Et c’est cette complication-là, ce défi, que Sartre s’est employé à relever, et puis il a renoncé… Il y avait cette radicalité-là dans L’Etre et le Néant. Il y avait ce désir de briser la clôture hégélienne, de penser après la définition du savoir absolu, après la fin de l’histoire et après la fin de la philosophie. Et il y a l’échec de cette tentative – signé par un livre dans lequel, personnellement, je me reconnais beaucoup moins et qui est cofondateur du deuxième Sartre, la Critique de la raison dialectique.

Et puis, enfin, l’histoire des Mots, les adieux à la littérature et toute la suite de cette histoire que vous connaissez, ici, si bien.

Donc, deux Sartre avec une série de points de bascule entre l’un et l’autre (des points de bascule philosophiques et littéraires) et, par-delà les points de bascule, des vraies interférences (pour ne pas dire une alchimie complexe), voilà ce que j’ai essayé de penser.

Un dernier mot. Cette façon d’être plus de deux à penser dans la même tête est une question qui, d’une manière générale, me passionne. Deux dans la même tête, c’est l’histoire d’Althusser. Deux dans la même tête, c’est l’histoire de Heidegger dont le duel se loge, non pas, contrairement à ce qui se dit parfois, dans l’intervalle entre les textes, mais dans les textes eux-mêmes, puisque c’est la même page, la même sentence de Heidegger qui se trouve être porteuse de la plus haute philosophie et de la plus grande abjection. C’est aussi l’histoire de Pessoa et de sa folie des hétéronymes. C’est celle de Céline, romancier génial du Voyage et abject pamphlétaire de Bagatelles et des Beaux Draps. C’est même, d’une certaine façon, Stendhal dont nous savons combien Sartre, le premier Sartre, l’a aimé. Mais enfin, il me semble, et c’est pour cela que son aventure m’a à ce point passionné, que, de toutes ces duplications, de toutes ces histoires de cohabitation de deux âmes dans un seul corps, de plusieurs âmes jetées dans la même dépouille charnelle – le cas sartrien est le plus extraordinaire.

Il y a deux métaphores possibles pour penser cela, deux métaphores évidemment très insuffisantes pour aller au bout de ce que cette affaire a d’étrange et de fou. La métaphore de la fréquence radio : deux fréquences radio très proches l’une de l’autre, qui émettraient en principe séparément mais qui, en fait, se chevaucheraient. Et puis une autre métaphore qui n’aurait peut-être pas déplu à Sartre, la métaphore de la baleine de Moby Dick, qui avait les yeux écartés, très écartés et qui avait donc deux visions du monde distinctes s’inscrivant en même temps sur son écran mental. En tout cas, et de quelque manière qu’on la métaphorise, il y a là une « doublitude » sans exemple dans l’histoire de la philosophie, sans exemple dans l’histoire de la littérature, et beaucoup plus complexe que toutes les autres histoires du même genre. Il y a un moment, n’est-ce pas, où Céline cesse d’être Céline pour redevenir le docteur Destouches et écrire Bagatelles pour un massacre ? Il y a un moment où Aragon écrit Hourra l’Oural et puis il y a un autre moment où il écrit La Défense de l’infini ? Tandis que, chez Sartre, l’aventure est beaucoup plus vertigineuse… D’autant plus vertigineuse – et je terminerai, vraiment, là-dessus – qu’au fond du fond, à la fin des fins, à la toute fin de toute cette folle histoire, comme pour mettre les deux Sartre définitivement en désaccord, advient… un troisième Sartre.

Ce troisième Sartre, vous vous rappelez son histoire : le fameux texte du Nouvel Observateur, le scandale dans la maison sartrienne, le directeur du Nouvel Observateur, Jean Daniel, voulant entendre de la voix même de Sartre qu’il avait vraiment dit qu’il n’avait jamais ressenti d’angoisse et que sa philosophie était à jeter au panier… et ainsi de suite. L’histoire très étrange de ce jeune homme devenu, depuis, mon ami, Benny Lévy, qui, sortant de sa grande saison de folie, tel Lénine franchissant la Neva avec Le Capital dans une poche et un browning dans l’autre, traversait tous les matins la Seine avec Difficile Liberté dans une poche et la Critique de la raison dialectique dans l’autre. La greffe Levinas sur Sartre. La greffe Sartre sur Levinas. Le plus grand complot philosophique de l’histoire du XXe siècle. De cette histoire, et de cette hypothèse, je me suis, en son temps, entretenu avec Levinas. Je le revois, un peu effrayé par ce que je lui racontais. Je le revois, un peu inquiet d’apprendre qu’il pourrait avoir été pour quelque chose dans ce complot bennylévien, d’y avoir participé, d’en avoir été l’agent actif. Je revois Levinas qui était, dans l’ordre de la pensée, l’audace même, le courage intellectuel absolu, mais qui, là, confronté à ce méfait béni auquel il avait contribué, préférait parler d’autre chose… Et voilà, en tout cas, ce troisième Sartre, ce Sartre incroyablement jeune, ce Sartre aveugle qui a soudain le sentiment de voir clair, un Sartre qui – au contact de la pensée juive, au contact de ce que Benny Lévy entendait, d’après Levinas, de la pensée juive – voyait s’ouvrir devant lui quelques-unes des impasses majeures de son propre itinéraire.

Ce troisième Sartre est celui qui, pour la première fois, entrevoit la possibilité de l’écrire enfin, cette morale à la poursuite de laquelle il s’était lancé depuis les années lointaines de la fin de la guerre.

Ce troisième Sartre, c’est celui qui sent et dit – il le dit en propres termes, dans des mots incroyablement précis et lumineux – que sa revanche philosophique sur l’hégélianisme, il la tient enfin, elle est là, grâce à ce petit peuple juif dont Benny Lévy découvre en même temps que lui qu’il était l’os dans la machine hégélienne.

Ce troisième Sartre c’est celui, encore, qui, face aux impasses de ce que l’on appelait alors la pensée de révolution, face aux apories de ce désir de révolution dont venait de parler, à l’époque, mon ami Jean-Paul Dollé, voit dans la pensée juive un recours, une manière d’entrouvrir l’impasse, d’aller au-delà, d’enjamber le mur, d’avancer.

Et puis enfin voici, écrit par l’un et par l’autre, L’Espoir maintenant, un brouillon si vous voulez, un texte programmatique, l’idée d’une idée bien sûr, et voici, dans ce dernier livre, l’apparition du messianisme juif tel que le pense Levinas, tel que l’avait pensé Rosenzweig avant lui, et tel qu’il reste à l’opposer à l’historicisme dont la philosophie française, à travers ses propres avatars de l’hégélianisme, à travers la descendance de Victor Cousin et de quelques autres, était, avec des nuances, restée prisonnière jusqu’à Sartre. Messianisme juif ? Une histoire sans fin. Un Messie sans visage. Une histoire et une fin de l’histoire qui se jouent à chaque instant, ici et maintenant, dans la figure de chaque sujet singulier. Un messianisme qui nous dit qu’il y a, en chacun de nous, en chaque sujet, en chaque aventure de subjectivation, une passe vers ce que les juifs appellent le Messie… Cette problématique-là, ce dispositif de mots apporté par Lévy de chez Levinas apparaît à Sartre comme une manière de dynamiter cette machine à ne plus penser qu’était devenue, à ses yeux, la pensée du premier et du deuxième Sartre.

Voici ce troisième Sartre. Le voici, très bouleversant, très beau, très jeune surtout, de la seule vraie jeunesse qui soit et qui est celle de la pensée. La voici cette aventure qui s’annonce, s’esquisse et ne fait, pour le moment, qu’énoncer ses premières promesses. Jamais deux sans trois. Le troisième for ever. Le troisième, pour faire sauter les ponts et les rétablir. Pour abolir les passerelles et les relancer autrement. Voici un troisième Sartre qui résout la contradiction des deux premiers, qui ne la relève pas mais la résout – et résoudre sans relever, chez Sartre, chez ce juif de Sartre, chez cet antihégélien qu’est résolument devenu Sartre, cela veut concrètement dire casser la machine, renverser la table, passer ailleurs, complètement ailleurs. Voici ce troisième Sartre, dorénavant et quoi qu’il arrive, comme un raté de génie dans le dialogue arrêté des deux premiers. Et puis la mort qui le fait taire. Et qui les fige tous les trois. Fin de partie.


Autres contenus sur ces thèmes