Le Diable en tête ou la métamorphose du philosophe. Bernard-Henri Lévy monte au créneau de la littérature, s’établit romancier et accouche d’un énorme pavé. Acte téméraire, car si son œuvre s’était révélée tiédasse, une lavasse, une longue litanie plus ou moins jargonneuse, quel patatras : le ciel des Idées serait tombé sur la tête du prétentieux. Mais Bernard-Henri Lévy porte dans sa nature la faculté du bonheur. Son roman est bon, excellent même. Et c’est un vrai roman. Avec déferlement d’aventures, de drames et d’intrigues, avec nuages et orages, haines et tourments qui rassemblent toutes les grandeurs et toutes les bassesses de l’espèce humaine en une pantalonnade de minableries atroces et lyriques. Un roman coulé dans une prose qui m’a emporté, moi, lecteur, sur la barque d’Hadès, jusqu’au triomphe du mal, quand le diable gagne sur tous les tableaux : les méchants impunis, les tendres écrasés, et le héros broyé, après de vains sursauts. Bref, de l’écrit bien noir sur fond de catastrophes, pour brasser quarante années d’événements tumultueux, de 1942 à nos jours, livrer des personnages, pauvres pantins de papier, pourtant gros de toutes les tricheries et de toutes les détresses de l’humanité aux milles intrigues de l’Histoire. Bernard-Henri Lévy sculpte un jeune Dieu, Benjamin, pris dans la pureté impure des utopies de ce temps et le reste d’une malédiction originelle et fatale qui le condamnera ainsi à mourir à la dernière page.

J’ai retrouvé là, dans Le Diable en tête, la vocation première de la littérature : d’être l’écho fidèle de l’inquiétante cacophonie du monde, l’impitoyable reflet de la machinerie du destin, et surtout, de se faire la traduction méticuleuse de l’implacable logique qui gouverne la trame des passions humaines.

J’ai annoncé qu’il s’agissait d’un roman, mais curieusement les apparences semblent me contredire. Au premier abord, Le Diable en tête ne se présente pas comme un récit linéaire, à l’écriture unifiée, avec mots et tics d’auteur. C’est au contraire un livre mené comme une enquête sur la vie mystérieuse d’un certain Benjamin C., qui combine un étonnant mélange de voix, de regards et d’aveux litigieux, dans une vaste machine à formes littéraires variables, comme si Bernard-Henri Lévy avait voulu dans le même contexte condenser toutes les ressources de l’expression écrite. Mais c’est un artifice. La multiplication des genres ne sert qu’à renforcer le secret des êtres. Et lire revient alors à arracher indéfiniment des masques, jusqu’à toucher, à l’extrême fin, le vrai visage du héros, et encore, sans être assuré qu’une fois de plus on n’a pas été berné.

Le récit commence avec le journal intime de Mathilde, la mère de Benjamin. Une belle femme, une bonne femme, le genre grande bourgeoise, futile à souhait, voluptueuse quand il faut, tout de la femelle, la naïveté et l’instinct, le sexe et le cœur, l’amour et le cynisme, avec mari assorti, portant nom Édouard, homme d’affaires averti, bon gestionnaire, bon époux… mais mal inspiré dans ses choix politiques. C’est l’Occupation. Le couple gambade eu milieu des marasmes. On dîne, on s’amuse, on fait même un enfant – ce sera Benjamin. Tout va bien, selon Mathilde. Seulement Édouard est entré en Collaboration, fraye avec des nazillons, et s’enfonce toujours plus dans l’ignominie. Au point de s’engager bientôt dans les Waffen S.S. et de disparaître en direction du front russe. Rusée Mathilde. Elle a vu sans voir son mari s’égarer. Et subtil Bernard-Henri Lévy dans son art de l’imprécision : tout est dit, rien n’est dit. Là-dessus, entre en scène Jean, l’ami d’Édouard, le frère d’enfance délaissé. Lui au moins a tourné résistant. Qui plus est bien placé. Et davantage encore : bel homme. En fait, l’idéal pour une dame dans le pétrin. Parce que la Libération est là avec ses menaces de règlements de compte. Et Mathilde pressent que son cas est douteux. Vite vite se sortir de là : donc on vampe Jean, on s’offre nue, on décrète la passion… et ça marche. Les débuts d’une grande idylle. Amour amour. Ouf ! on est sauvé. Hélas l’ombre d’Édouard revient subrepticement. Le héros nazillard était baudruche, sa glorieuse guerre a tourné en eau de boudin et il se terre maintenant à Sigmaringen. Une épave qui appelle sa femme au secours. Généreuse Mathilde : elle répond à l’indigne et le rejoint dans son clapier de l’Allemagne en déroute.

Et à nouveau Bernard-Henri Lévy joue de l’équivoque : on ne saura pas si Mathilde est maladroite ou machiavélique. Toujours est-il qu’elle conseille à Édouard de rentrer au pays. Jean le protègera. Son ami Jean, désormais tout puissant. Naïvement, Édouard y croit et revient. Bien sûr en l’emprisonne, bien sûr il va passer en jugement, bien sûr Mathilde le soutient, visites et réconfort, bien sûr il va s’en tirer, juste quelques années de taule peut-être, mais bien sûr aussi qu’il est de trop, et que comme par hasard on le condamne à mort, que son recours en grâce est rejeté malgré les prétendus efforts de Jean, et qu’enfin on le fusille. Diabolique Bernard-Henri Lévy : le journal de Mathilde n’avoue rien mais laisse tout pressentir, à la façon des femmes. De l’ingénuité, du sibyllin, du vaporeux, de l’innocence, c’est-à-dire l’absolu de la perversité emballé dans un mouchoir de dentelle. Reste que le triangle maléfique est désormais en place ; le jeune Benjamin devra gérer une triple culpabilité, toute une ragougnasserie de mauvaise conscience : le nazisme d’Édouard et son goût passionné du mal, la rouerie de Mathilde et son cynisme instinctif, la trahison de Jean et sa perversité constitutive. Dur à vivre, mais qu’importe : Édouard est mort, Mathilde va épouser Jean qui récupère la fortune familiale, ainsi Benjamin aura un nid douillet, bien poisseux de sales petits secrets.

Et là le livre bascule : Benjamin apparaît, on ne le quittera plus. Le voici d’abord jeune prince, garçonnet très beau, petit Lord Fauntleroy des temps modernes, élevé dans l’ignorance de tout. Édouard a été gommé de l’histoire, si son nom, ni son souvenir ne sont jamais évoqués. Une manière d’innocence pour l’enfant qui peut fantasmer tout son saoul à l’ombre des silences, se fabriquer un père sur mesure, à la taille de ses rêves débordants, un modèle super Papa super Héros défunt de la Résistance. Autour de lui pourtant le cadavre travaille implacablement les têtes : un pourrissement constant dans celle de Mathilde, un chancre qui gonfle dans celle de Jean. Le plomb du mutisme adulte et les antennes de l’enfance : Benjamin n’est pas totalement dupe. Il pressent, il flaire l’énigme sous le silence têtu. Tant d’évitements systématiques, tant de gêne dans les regards. En fait ce père mort est trop obstinément mort. Et un jour, lassé d’attendre les confidences qui ne viennent pas, l’enfant perce l’abcès en dérobant le journal de sa mère.

Nouveau rebondissement de l’intrigue. À partir de là d’ailleurs, les ruptures iront en s’accélérant, le mystère en s’épaississant. Benjamin sait et pourtant il feint l’indifférence. Pas un mot, pas une réflexion sur la faute du père. Ni rejet, ni dégoût. Rien. À croire que l’affaire ne le concerne pas. Simplement il instaure une distance avec Jean et Mathilde. Mathilde qui de son côté a trouvé une solution pour régler son problème de remords : le cancer. Maladie, agonie, mort. On se délivre comme on peut d’une conscience flétrie. Mais pour Benjamin et Jean l’aventure continue. En apparence, assez bien. Du moins si l’on prête foi aux paroles de Jean, puisque c’est lui désormais qui prend le relais du journal de Mathilde en répondant aux questions que Bernard-Henri Lévy est venu lui poser sur l’adolescence de Benjamin.

Nouveau document, nouvelle vision, nouvelle rupture. Bernard-Henri Lévy brouille un peu plus les cartes. Le Jean qui s’exprime est un vieillard chenu, confit dans la bonne conscience et tous les conforts, matériels et moraux, acidulé et presque vitriolique : Benjamin, pour lui ? Un garnement, délinquant, criminel en puissance. Le parfait jouisseur. Don Juan réincarné, à la fois collectionneur de femmes, séduisant jeunes et vieilles, amateur de sensations poivrées, dégustateur de luxe et de luxures, très beau, très riche, flambant d’argent et de débauche, provocateur de scandales, lançant à Dieu ses défis au nom de la libération algérienne, se faisant pour la cause porteur de valises et maître chanteur. Autrement dit, derrière les mots de Jean, toujours pas de Benjamin torturé, pas de Benjamin affecté par l’infamie du père, mais un simple adolescent qui se comporterait en insouciant. Un épicurien, un charnel à vagues prétentions de vengeur. Cependant, à travers ce portrait, apparaît en filigrane un autre Benjamin : un homme qui se forme et en même temps se cloisonne, se distribue en plusieurs personnalités Comme s’il se fractionnait au fur et à mesure des années qui passent, et opposait à chaque agression que le réel lui inflige, à chaque événement traversé, un visage particulier.

Désormais, nous sommes confrontés à la version de Marie, une jeune juive provinciale « montée » à Paris pour ses études, une naïve qui tombe éperdue de Benjamin, et rapporte dans des lettres à sa sœur jumelle le cheminement de leur liaison. C’est la fin des années soixante. Portrait de Benjamin en militant de la révolution soixante-huitarde. Tous les idéaux qui fleurissent et s’évanouissent. Une série ininterrompue de fiascos. Le mao parti « s’établir » à Billancourt découvre que le prolétariat n’a que faire des fils de bourgeois, même parangons de vertus rouges. Désillusions, désespoir. Mais la machine est lancée. Benjamin quitte Paris. Officiellement à la recherche de la sagesse, en réalité il fait ses classes de terroriste. On doit l’information à un certain Paradis, un avocat parisien, un notable du barreau, qui s’est constitué père, mère, frère, ami intime du héros. Nouveau témoignage décisif, nouvelle vision de Benjamin, campé en chef fedayin à Beyrouth, puis en deuxième classe des Brigades rouges à Rome. Le ton de Paradis est partagé : la commisération et le mépris. Son protégé ressemble à une pâte molle, minable, prisonnier d’un système qui le dépasse, n’imaginant rien de mieux que l’assassinat de Jean pour haut fait d’armes révolutionnaires… un meurtre libérateur, qu’il ne parviendra même pas à perpétrer : il flanche au moment d’appuyer sur la gâchette. Mais l’affaire compte malgré tout un cadavre, celui d’un flic… un hasard. Benjamin traqué. Dénouement lamentable. La fuite. Jérusalem enfin, où Bernard-Henri Lévy le rencontre et recueille sa confession écrite. Son prélude au suicide. Tout Benjamin d’un coup et les pièces du puzzle se rassemblent. Ce que nous avons appris sur lui n’était d’un énorme mensonge, alimenté par chacun des témoins. Habileté talentueuse de Bernard-Henri Lévy qui excelle à créer un monde truqué, des issues camouflées, des êtres déguisés. Benjamin était la victime du Mal polymorphe qui dévore le monde. Sa vie n’était qu’une interminable expiation dont il aurait tenté d’explorer tous les chemins. Quand il s’amusait, plongeait dans la débauche, il quêtait son rachat. Quand il militait, se perdait dans la folie terroriste, il s’offrait en sacrifice. Toujours une soif immense de pureté pour effacer la tare de l’Holocauste où son père aurait été bourreau. Benjamin aura été le nouveau juif de ce siècle, mais il ne le savait pas.


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