Voici douze ans, presque jour pour jour, que, par un matin de septembre semblable à ce matin, je me trouvais ici, devant vous, chargé du redoutable honneur d’évoquer les victimes juives du nazisme. C’était avant le Carmel d’Auschwitz et le procès Barbie. Avant la guerre des pierres en Palestine, et même la guerre du Liban. C’était avant la rue des Rosiers. Avant la rue Copernic. C’était avant, bien entendu, l’effondrement de l’empire russe et le réveil de ses nations. Et c’était avant que le Front National ne refasse de l’antisémitisme un thème de ralliement, et de combat. Bref, c’était avant. C’était une autre époque. Presque un autre monde. En sorte que si je suis ici de nouveau, si j’ai, comme la fois dernière, mais plus encore que la fois dernière, surmonté pour cela mon scrupule et ma gêne, si j’ai fait taire en moi la voix qui, jusque tout à l’heure, disait : « cette place n’est pas la tienne ; c’est celle des survivants ; c’est celle des revenants ; c’est celle de Simone Veil l’année passée ; de Robert Badinter l’année d’avant ; c’est celle de ces héros (ces héros suppliciés, mais ces héros) qui endurèrent l’horreur et peuvent en témoigner » — si j’ai passé outre cela, c’est que le monde, donc, a changé et qu’il y a, dans ce nouveau monde, plus que jamais matière à réflexions et anxiétés. L’époque, disais-je alors, bruit de sinistres présages. Les présages ne sont pas les mêmes. Mais ils ne sont, je le crains, ni moins nombreux ni moins sinistres.

1

Je rappellerai d’abord, pour mémoire, cet étrange courant de pensée qui pouvait, il y a douze ans, passer pour éphémère et que l’on appelle révisionnisme. Faut-il dire « révisionnisme » ? Faut-il parler de « courant de pensée » ? Est-ce de pensée qu’il s’agit quand de prétendus historiens viennent nier l’indéniable et révoquer en doute l’existence des chambres à gaz ? Est-ce qu’on dirait « pensée », par exemple, s’ils niaient la bataille de Bouvines ? ou la prise de la Bastille ? Est-ce qu’on les appellerait « historiens », les histrions qui nous diraient que la Saint-Barthélemy est un mythe ou que Napoléon n’a pas existé ? Vous savez bien que non. Et vous savez pourtant que si. Je veux dire : vous savez bien que là, s’agissant d’un épisode autrement plus énorme que la bataille de Bouvines ou la Saint-Barthélemy, on cède à ces gens ce que, nulle part ailleurs, pour aucun autre mensonge ou délire, on ne songerait à leur donner. Je sais que ce courant est marginal. Je sais qu’il n’a, depuis douze ans, guère gagné de partisans. Mais qu’il existe, qu’il dure, qu’il y ait des hommes pour formuler ses thèses et d’autres pour les entendre, que le système des médias les accueille, les considère, qu’il arrive à ces médias de songer à des débats entre « partisans » et « adversaires » de l’histoire révisionniste, voilà un signe redoutable — comme si l’événement même de la Shoah avait l’extraordinaire propriété de demeurer trouble, incertain, plein de zones d’ombres et de non-dits ; comme si c’était le seul événement, et quel événement ! de l’histoire contemporaine à être sujet, non à caution, mais à discussion. Vous vous souvenez, bien sûr, de l’affaire dite du « détail ». Il y avait cette phrase, sur le détail justement, dont la presse s’est emparée. Mais il y en avait une autre, qui n’était pas moins abjecte et où l’on disait en substance (je cite de mémoire) : « je ne prends pas position sur le nombre des victimes des camps attendu qu’il est, ce nombre, objet de débat entre historiens… »

Plus grave peut-être, parce que plus subtile, plus insidieuse, il y a l’idée selon laquelle les morts que nous honorons n’auraient, dans l’histoire du monde, ni la place ni l’importance que nous leur reconnaissons… « Vos morts, murmurent-ils… Nous sommes d’accord sur vos morts… Nous ne songeons à nier ni leur nombre ni leur calvaire… Mais de grâce, amis juifs ! Ne venez pas, de surcroît, prétendre à l’exception ! N’essayez pas de nous dire que votre tourment serait unique ou inédit ! Nous sommes historiens, savez-vous ? Nous en avons vu, des massacres ! Nous en avons dénombré des cadavres ! Et nous le savons, nous : si brûlante que soit votre douleur, si raffinée qu’ait pu être la haine nazie contre vous, tout cela restait dans l’ordre de l’éternelle histoire de la guerre des hommes contre les hommes… » Faut-il s’émouvoir, là encore ? Protester ? Faut-il opposer à ces historiens — car ce sont, cette fois, des historiens — que jamais, comme le dit Friedlander, un État n’avait décrété qu’une communauté tout entière, hommes, femmes, enfants compris, était jusqu’à la fin des temps interdite de séjour sur la terre ? Faut-il rappeler le Zyklon B ? Et les fours ? Et les fosses que l’on rouvrait pour exhumer les ossements et les brûler ? Faut-il rappeler les cendres humaines transformées en engrais ? Les cheveux dont on faisait des pantoufles ? Les bouches des suppliciés où l’on extrayait les dents en or pour les livrer à la banque centrale du Reich ? Faut-il rappeler cette industrie du crime ? Cette planification du massacre ? Faut-il évoquer la solitude des victimes ? Leur délaissement ? L’Europe entière qui, du jour au lendemain, devenait un formidable piège ? On peut rappeler cela, en effet. Que dis-je ? Il faut le rappeler. Car on voit, n’est-ce pas, le péril. Si tout le monde est coupable, personne ne l’est vraiment. Si l’Histoire tout entière n’est qu’une indifférente vallée de larmes, alors les bourreaux nazis ne sont plus vraiment condamnables. Mais ne nous leurrons pas, hélas ! Il y a dans ce discours qui prétend relativiser la Shoah un ton d’évidence modeste, et presque de mesure, qui ne peut, lui, avec les années, que forcer, j’en ai peur, l’assentiment d’un plus grand nombre.

Plus graves encore, car plus subtiles et plus trompeuses encore : ce que j’appellerai les séductions du sens. Vous savez comme cela fonctionne. Vous savez comme l’esprit humain répugne à penser des crimes dont l’énormité passe l’entendement. Et vous savez comme on procède alors, et comme est grande la tentation d’introduire à toute force un peu de raison dans cette folie — la cerner, l’apprivoiser, la comprendre peut-être et faire que le cauchemar, d’une certaine manière, retrouve un sens. Donner un sens à ce qui n’en a pas, c’est le geste des théodicées. C’est celui des philosophies. C’est le geste éternel de tous les discours consolateurs qui tentent de voir, derrière le mal, l’ombre d’une raison qui se cherchait. Eh bien, c’est aussi, le plus souvent, le geste des historiens d’Auschwitz. C’est celui de ses théoriciens. C’est le geste des chrétiens quand ils adossent au mur de brique rouge du camp d’extermination un lieu dit de prière, où l’on est censé racheter la faute de naguère. Et c’est celui de ces juifs (pourquoi les juifs n’auraient-ils pas leur part, parfois, dans cette entreprise de banalisation ?) qui suggèrent ne fût-ce qu’un lien entre la monstruosité du sacrifice et, mettons, la glorieuse, providentielle légitimité d’Israël. Il est terrible, ce geste. Il est naturel, spontané, mais il est terrible. Car le jour où il aura triomphé, le jour où il sera dit que nos morts ne sont pas morts pour rien et qu’Auschwitz avait sa place, n’importe quelle place, dans l’économie du monde ou du salut, alors ce crime unique, et inexpiable, deviendra un crime ordinaire. Si le film de Claude Lanzmann sur la Shoah est si beau, et si précieux, c’est qu’il n’explique rien, mais qu’il raconte — et qu’au lieu de répondre à l’éternelle et, au fond, absurde question du pourquoi (pourquoi les bourreaux sont-ils des bourreaux ? pourquoi l’horreur est-elle l’horreur ?) il s’est tenu à la question autrement plus rude, mais plus essentielle, du comment (comment cela s’est-il produit ? quelles techniques ? quels détails ?). Les années passent, là aussi. Le crime s’éloigne. Combien seront-ils, combien serons-nous, à oser soutenir, demain, la vision si désespérée et, pourtant, si nécessaire de Lanzmann ?

J’ai dit inexpiable. Et aussitôt s’élèvent d’autres voix, à moins que ce ne soient les mêmes, qui prétendent modérer, contenir, décourager la colère juive et plaider que le temps — le fameux temps — est venu de passer sur les camps. Elles ne sont pas nouvelles, ces voix, me direz-vous — et vous aurez bien entendu raison. N’y avait-il pas, dès 45, alors que les survivants commençaient à peine à revenir, alors que l’Europe, épouvantée, reconnaissait tout juste le visage de ses fils suppliciés, alors que le compte n’était même pas fait de ceux qui ne reviendraient plus et dont les cendres étaient mêlées, à jamais, à la terre d’Auschwitz et Birkenau, n’y avait-il pas de bonnes âmes pour s’exclamer déjà : « allons ! finissons-en ! il est temps de prescrire, amnistier, oublier le crime des nazis » ! A tort ou à raison, pourtant, je décèle chez nos indulgents d’aujourd’hui quelque chose d’imperceptiblement différent. C’est comme une fatigue, soudain. Une lassitude polie. C’est comme si la France avait donné. Payé. Comme si la souffrance juive devait sortir du paysage ou, pour parler plus noblement, comme si l’esprit du monde nous avait pour ainsi dire trop vus. En Allemagne, quand des intellectuels bataillent contre cette idée d’une amnistie hâtive, quand ils disent que les crimes allemands sont des crimes inoubliables et que l’on risque, en les oubliant de force, de voir ressurgir leurs fantômes, on les traite de mauvais citoyens, de conspirateurs contre l’État, de traîtres : il y a dans leur souci du remords une insupportable atteinte à la sûreté de l’esprit patriote. Quand les Français font de même, quand ils rappellent les crimes de Vichy par exemple, quand ils s’indignent que tels Bousquet, Leguay ou autres Papon puissent mourir dans leur lit et qu’ils s’étonnent de la volonté d’apaisement (je crois qu’on dit apaisement) manifestée ici ou là, et jusqu’aux sommets de l’État, ils n’éveillent plus, tout à coup, qu’un vague agacement, teinté de commisération ou d’arrogance : « les juifs nous gonflent avec Vichy ! que ne tournent-ils la page ! que ne regardent-ils vers l’avenir au lieu de se complaire dans le ressentiment… ! » Traîtres ou monomaniaques… Provocateurs ou fâcheux… L’Europe de la fin du siècle ne nous laisse pas beaucoup le choix. C’est Vladimir Jankélévitch, je crois, qui disait que « ressentiment » est un beau mot qui signifie sentir, vivre une seconde fois. Vous verrez : il sera de plus en plus étrange, de moins en moins compris autour de nous, ce beau commandement de sentir, et de sentir encore, le martyre de nos morts.

J’ajoute enfin qu’il y a, pour peu que l’on prête l’oreille, un autre discours encore qui accompagne et couvre le nôtre. « Fort bien, dit-on cette fois. Vous avez vos morts. Vos monuments. Peut-être même n’avez-vous pas tort quand vous prêtez à votre peuple le sombre privilège d’avoir, à Sobibor et Treblinka, touché le fond de la douleur humaine. Mais il y a d’autres peuples, que diable ! Il y a tous ces humiliés d’aujourd’hui qui souffrent en silence ou que l’on entend à peine. Et savez-vous pourquoi on ne les entend pas ? Savez-vous d’où vient que leur plainte soit si sourde, si peu audible ? Vous, bien sûr ! Vous, toujours ! C’est le vacarme juif qui assourdit leur voix ! C’est la mémoire juive qui, avec son droit, réel ou pas, à incarner l’extrême, disqualifie la leur ! Vous occupez tant de place ! Vous réclamez tant de soins ! Auschwitz est un crime. Mais ce crime est une ombre portée sur tous les crimes de la planète… » Les juifs répondront-ils, là encore, à l’imbécillité du grief ? Opposeront-ils à ces plaideurs que c’est une chance au contraire, pour toutes les victimes d’aujourd’hui, que la conscience universelle possède, avec la Shoah, comme un étalon du mal et une mesure de l’inhumain ? Diront-ils qu’il est bon que l’on sache (et on le sait grâce à la Shoah) jusqu’où peuvent aller ce que Claudel appelait les monstrueuses orgies de la haine ? Rappellerons-nous nos textes ? Notre Bible ? « Souvenez-vous d’Amalek… Souvenez-vous que vous fûtes étrangers en Égypte… C’est parce que tu t’en souviens, parce que tu connais l’âme de l’étranger, que tu n’opprimeras pas l’étranger… » Nous savons tout cela, n’est-ce pas ? Nous savons que notre mémoire les protège. Nous savons que nos épreuves, notre expérience, leur sont comme un renfort. Mais les Polonais le savent-ils ? Et les Russes ? Et les Bulgares ? Le savent-ils, oui, tous ces peuples qui, en Europe et hors d’Europe, voient dans la souffrance juive comme un nuage d’encre qui dissimulerait la leur ? J’ai un peu voyagé, ces temps derniers, dans les pays d’Europe anciennement asservie. Et je peux vous annoncer ceci, qui ne présage non plus rien de bon : de Berlin à Moscou, et de Varsovie à Sofia, sous le couvert d’un nationalisme meurtri et souvent pitoyable, le réveil de peuples-Christ ou de communautés élues qui, dans une rivalité folle avec ce qu’ils croient être l’élection du peuple juif, verront dans ce monument un outrage à leur ambition.

2

Voilà, mesdames et messieurs. Sans doute trouverez-vous singulière cette façon, pour honorer les morts, d’évoquer les périls qui cernent leur souvenir. Mais c’est la situation qui est singulière. Et, il me semble, assez inédite. Non pas que les bourreaux ordinaires aient particulièrement plaisir à entretenir la mémoire de leurs crimes. Ni que les victimes de Staline, ou de Pol Pot, ou celles de la place Tien An Men, soient assurées d’un deuil parfait, conforme à ce qu’elles ont subi autant qu’à l’image d’elles-mêmes qu’elles voulaient laisser en mourant. Mais enfin, un deuil est un deuil. Et l’usage, en tout cas, veut que l’on fiche la paix à ceux qui portent le deuil. Alors que là, ce n’est pas le cas. Cette résistance ! Ces malveillances ! Ces réticences ! Tous ces gens qui s’agitent ! Qui s’affairent ! Tout ce ballet sordide de passions, d’intérêts, de religions entrelacées ! Négations et révisions. Fausses victimes et vrais truqueurs. Ces images qui les hantent. Ce remords inavoué. Cette volonté, chez chacun, de donner sa version, sa petite version, de l’événement. Et lorsque les survivants donnent la leur, la haine des survivants. Comme tout cela est étrange, oui. Comme ces disputes de symboles et de mots sont absurdes, presque démentes. Il serait tellement plus simple, pour nous, de célébrer le deuil à l’écart. On se recueillerait. On prierait. On se retrouverait ici, chaque année, dans le silence et la paix. Mais il s’agit des juifs. Et comme il s’agit des juifs, c’est le deuil le plus fou, le plus follement conflictuel de toute l’histoire des deuils.

De là, un pressentiment terrible. J’ai peur de le formuler. Mais je crois qu’il faut le faire. Il y a douze ans, à cette place, je disais que si l’antisémitisme devait revenir un jour en France, s’il devait retrouver, ce qu’à Dieu ne plaise, sa rage et sa vigueur, ce serait au prix d’une refonte de ses thèmes et alibis. Je cherchais alors l’alibi possible. Je me demandais sur quel objet nouveau le délire devrait se fixer pour retrouver ne fût-ce qu’un peu de son crédit perdu. Et je concluais — certains, je le sais, s’en souviennent — que l’alibi rêvé, celui qui prendrait le plus sûrement le relais de l’argument du peuple « déicide », ou plus tard « déiphore », ou, plus tard encore « cosmopolite » et « ploutocrate », serait l’alibi d’Israël. Eh bien, aujourd’hui, je pense la même chose. Je ne sais toujours pas si l’antisémitisme reviendra ou si nous avons appris, avec le temps, à tenir en respect ses manifestations les plus visibles. Mais je sais que s’il revenait, si l’odieuse machine devait se remettre en route, le premier grief que l’on retiendrait contre nous serait celui de notre lien à cet État « raciste », « sioniste », « assassin », j’en passe, qu’est Israël. Mais je sais aussi que si tout ce qui précède est exact, si l’idée même de nos morts et du soin que nous leur vouons déclenche autour de nous tout cet affreux manège, c’est qu’à ce premier grief devrait s’en ajouter un autre — et qu’il tournerait, cet autre, autour de notre fidélité aux morts de la Shoah.

De là un second pressentiment. Pénible aussi. A peine formulable. Mais que je m’en voudrais de ne pas tenter d’évoquer. Cette mémoire de la Shoah, le fameux « souvenons-nous » qui était comme une parole de ralliement pour les intellectuels juifs rescapés et, bien sûr, aussi pour les autres, le commandement de fidélité aux corps exterminés, partis en cendres et en fumée, dont les noms sont inscrits là, derrière nous, dans le bronze du mémorial, tout cela était jusqu’ici — et nul, jusqu’ici, n’en doutait — comme un précieux talisman, qui, en principe, nous protégeait. Et je m’entends moi- même, il y a douze ans donc, clamer que ces morts innombrables faisaient comme un haut mur, ou comme un long cortège amical, et que ce serait le rôle de ce cortège — tant, du moins, que nous lui serions fidèles — de nous prémunir contre le retour de la persécution et de l’horreur. Aujourd’hui, je ne sais plus. C’est terrible, mais je ne sais plus. Car si, là encore, j’ai raison, si le souvenir des victimes est devenu ce geste risqué — sacré, mais risqué —, s’il est devenu ce prétexte à querelles, insinuations, contestations, si les vieilles nations d’Europe ne songent qu’à solder les comptes, et les nouvelles qu’à les rééquilibrer, bref, si le champ de la mémoire juive est ce territoire à haute tension où l’on ne peut faire un pas, ou presque, sans éveiller toute une chaîne d’échos et de fantômes, alors il se pourrait bien que ce soit le contraire qui se produise et que notre insistance, au lieu de nous protéger, nous expose. J’avais un ami qui s’appelait Danilo Kis. Il était drôle, tragique, demi-juif, grand écrivain et il me disait toujours, quand je lui parlais de cela : « vous êtes — ou, selon l’humeur, nous sommes — des sortes d’Antigone… tu sais : le parti des morts… ne pas laisser aux morts le loisir d’enterrer les morts… rien n’est plus beau, c’est sûr, que de ne pas laisser aux morts le loisir d’enterrer les morts… mais on sait ce qu’il en coûte, de prendre ce parti des morts… on sait ce qu’il en coûte à Antigone elle-même… va savoir si, en le faisant, les juifs n’ont pas finalement pris le parti le plus périlleux… »

La question, faut-il le préciser, ne changeait évidemment rien, ni dans l’esprit de Kis ni dans le mien, à la sainteté du parti pris. Et j’ai même envie d’ajouter que la perfidie même du débat, l’acharnement de nos adversaires à insulter notre piété et à la priver, surtout, de toute espèce de vertu, j’allais presque dire d’utilité, ne font à la limite que renforcer sa puissance et sa pureté. Nous nous souvenons pour ceci, disions-nous… Pour cela… Il est, ce souvenir, une garantie pour les uns… Un sauf-conduit pour les autres… C’est un roc auquel peuvent s’adosser tous les opprimés, juifs ou non-juifs, qui peuplent la planète… Il n’est pas ce roc, dites-vous ? Mettons qu’il ne le soit pas. Mettons qu’il soit cette grande ombre dont se plaignent les salauds et qui ne ferait qu’obscurcir, à leurs yeux, la cause de ces opprimés. Eh bien nous nous souvenons, voilà tout. Nous nous souvenons, simplement. Nous nous souvenons parce que, et seulement parce que, les millions de morts de la Shoah, qui sont des morts sans sépulture, n’ont au fond que ce souvenir pour ne pas plonger dans le néant. « Je suis un cimetière abhorré de la lune », disait un autre écrivain qui s’appelait Charles Baudelaire. Et un autre encore, plus obscur, commentant ce vers célèbre : « je suis ce corps d’homme qui sert de cimetière à un cadavre ; je suis le tombeau de mon père ; je suis le gardien de mon père. » Pardon, mesdames et messieurs. Mais c’est ainsi que je vois aujourd’hui notre célébration. Nous sommes les gardiens de nos pères. Nous sommes le tombeau de nos pères. Oh ! pas nos pères réels. Pas le mien, en tout cas, qui est ici, devant moi, et qui fut un héros, non supplicié, mais combattant. Mais nos pères selon l’esprit. Nos pauvres pères imaginaires qui séjournent dans nos consciences. Nos pères secrets.

Nos pères exsangues. Ces pères qui étaient parfois des enfants et dont ne restent que de petits souliers et un nom, parfois, dans nos têtes. Ils n’ont que nous, ces pères. Que cesse le souvenir, ils n’existeraient plus du tout.

Un dernier mot. Ces tombeaux vivants, ces hommes et ces femmes tombeaux, vous, survivants, les attendiez. Vous les guettiez. Les espériez. Mais vous n’étiez sûrs de rien, n’est-ce pas. Car il y avait la vie. Et l’affairement de la vie. Et la loi éternelle, et de la vie, et de l’affairement, qui veut que le passé passe et que la jeunesse, notamment, se décharge du fardeau. Or le miracle, là, s’est produit. C’est bien le seul miracle de cette histoire, en somme, assez décevante. Et c’est, dans le paysage si sombre, si désolé, que je décris, la seule note qui puisse incliner à l’optimisme et l’espérance. C’est la génération des fils. Puis, déjà, des petits-fils. C’est toute une jeunesse, juive et souvent non juive, qui s’est appropriée les morts et qui, presque plus résolument encore que les rescapés eux-mêmes (vous connaissez, et pour cause, la prudence des rescapés ! leur pudeur ! leur gêne parfois ! leurs silences !), s’est jurée de faire en sorte que les noms au moins des morts ne soient pas effacés. Nous étions, il y a douze ans, à la veille de ce moment fatal où la mémoire devient histoire et se convertit en récits, archives, parfois légendes. Nous y sommes à présent. Nous sommes en train de passer le cap. Et si sombre que soit l’horizon, si noirs que soient les présages, il reste au moins ceci, qui n’était, j’y insiste, pas acquis : chez les fils et les petits-fils, la transmission s’est opérée ; elle a pris ses chemins de traverse, secrets parfois, mais irréversibles ; tout peut arriver désormais ; les truqueurs peuvent truquer ; les maniaques du pardon, pardonner ; le risque est conjuré — et c’était le plus grand des risques ! — de voir les millions de morts sortir de la mémoire du monde.


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