Autant le dire franchement : rien ne m’est plus étranger que la métaphysique à l’œuvre dans le livre de Dominique de Villepin (Le cri de la gargouille, Albin Michel).

Je n’aime pas ses appels incantatoires à l’élan, à l’ardeur, au sursaut, à l’enthousiasme.

Je n’aime pas cette évocation du « mystère français » sur fond de cathédrales, de bruissements de gargouilles, de « sens inné de la lignée ou de l’honneur », de grondement des « terroirs » et des « souches ».

Et il y a dans cette vaste synthèse historique qui nous mène de Saint Louis à Colbert et Turgot, de Jeanne d’Arc à Clemenceau, du « désastre » de Roncevaux à Mai 68 ou du Mémorial de Sainte-Hélène aux Mémoires d’espoir de De Gaulle une façon d’incarner la France, de la personnifier – il y a une vision presque anthropomorphique d’un grand corps national, addition de ses corps individuels et de ses âmes, dont le lyrisme enchanté rappelle, au pire Maurras et Barrès, au mieux Michelet : le premier Barthes, dans son texte sur Michelet justement, a tout dit sur les vertus, mais aussi sur les limites, de cette « poétique » de l’Histoire, de cette « polyphonie de lueurs et d’obscurités », bref de ce mélange de « mythe » et de « magie » qui structure « La sorcière » et aujourd’hui, donc, la « Gargouille »…

Reste que Villepin n’est pas seulement l’auteur grand style de ce nouveau roman de l’énergie nationale. Il est aussi ministre, en charge des Affaires étrangères du pays, et c’est évidemment à ce titre qu’il faut lire les 250 pages si singulières qu’il consacre à ce « désir d’Histoire », cette « flamme », cette volonté de volonté, dont notre « grande nation », selon lui, brûlerait encore dans ses profondeurs.

Ainsi de sa phénoménologie d’un pouvoir chancelant, impotent, s’épuisant à courir après une opinion convulsive et volage, s’essoufflant dans des querelles stériles, ne brassant, finalement, que des leurres.

Ainsi de son appel à une refondation de la politique, humiliée par les corporatismes, abaissée par les communautarismes et les populismes, gangrenée par le venin d’un esprit de cour dont il décrit, en observateur averti, la ronde féroce et les appétits.

Ainsi de cet « esprit de mission » – le mot, qui revient quatre fois, était visiblement de lui – qui, seul, rendra au gouvernement de la République un peu de sa légitimité perdue, de son aura et de son aptitude surtout, pour peu qu’un « passeur » s’en empare et s’en fasse un étendard, à peser sur l’ordre des choses, réformer, transcender les égoïsmes et les intérêts particuliers qui font au pauvre et vieux pays ce corps tout couturé de cicatrices et de plaies.

Ainsi des pages que ce nostalgique de la religion nationale consacre à l’Europe, cette « noble et ancienne idée », dont il montre bien qu’elle est née de l’esprit des Lumières et des projets kantiens de paix perpétuelle, mais à laquelle il revient à notre génération, dit-il, de redonner un souffle, un idéal, une existence spirituelle, une âme.

Et ainsi – plus étrange encore et, dans la fonction qui est la sienne, assez exceptionnel… – de cette main tendue aux « proscrits » et aux « damnés » dont la France, selon lui, devrait être la servante : à qui pense-t-il ? aux Afghans ? aux femmes algériennes vitriolées ou égorgées par leurs bourreaux du FIS ? aux Tchétchènes massacrés par M. Poutine, notre nouvel ami ? à ces peuples d’Afrique auxquels nous lie, écrit-il, une communauté de devoirs et de destin ?

Sur ces points, et quelques autres, Villepin n’est pas seulement lyrique, mais émouvant, audacieux, inattendu : on croirait Barrès à Londres ; Saint-John Perse en visite dans la France d’en bas ; on croirait un fils naturel de Mitterrand – celui (mais on croyait qu’il était le dernier du genre !) qui savait encore vivre ses mots, écrire sa vie, faire de la politique plume à la main.

Sur tous ces points, ce ministre hors normes qui ne peut évoquer la place de la France dans le monde, ou la dégradation de l’esprit public, sans citer Celan, Char, La Fontaine, Henri Michaux, les bestiaires de Lautréamont, Condorcet, prend un risque majeur : celui, le jour venu, d’être jugé sur pièces et de se voir reprocher une montagne littéraire accouchant d’une souris diplomatique.

Puisse la nouvelle voix de la France se montrer à la hauteur de sa langue. Puisse-t-il donner corps, pour le coup, à cet ambitieux programme dont il expose, ici, le cahier des charges. Littérature oblige. Ses maîtres en ferveur l’observent. La gargouille, qu’il a tirée de son silence, veille.


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