La première fois que j’ai vu Françoise Giroud c’était il y a presque trente ans, chez elle, dans son appartement-musée, avec l’homme qui, dans mon souvenir, la réconcilie avec la vie.

Elle était belle. Lumineuse. J’avais, le lendemain, signé un article enflammé : « Françoise Giroud ou la douceur de vivre avant la révolution ». Et un collaborateur du ministère m’avait téléphoné, très solennel : « êtes-vous, Monsieur, amoureux de madame la Ministre ? »

Je n’étais pas exactement amoureux, non.

Mais j’étais émerveillé par tant de grâce. Subjugué par tant d’allure. Il y avait l’allure de Giroud comme il y a eu l’allure de Chanel. Sauf que Françoise était aussi journaliste et, bientôt, écrivain – cette créature du XVIIIe (pas le XIXe, non; le XVIIIe), cette Girondine heureuse, cette Madame Roland dont L’Express eût été le salon, était l’un des témoins du siècle de Sartre et de Mendès. Et puis il y avait cette douceur secrète – trente ans après, je maintiens le mot – qui émanait de sa personne et reste, pour moi, l’une de ses clefs.

Car c’est étrange, à la fin, cet air d’évidence avec lequel, depuis quelques jours, on parle de la « dureté » de Françoise. Je sais, bien entendu, qu’une façon romaine de se tenir, de camper sur ses blessures et ses secrets, pouvait déconcerter ceux qui la connaissaient mal.

Je vois comment le goût qu’elle avait de ne jamais se payer de mots – ah ! cette peinture de la vieillesse ! ces pages, dans ses derniers livres, pour dire l’irrémédiable obscénité d’un corps incertain, au souffle court, qui vous trahit ! – pouvait passer pour de la férocité.

Et sans doute y avait-il, chez elle, de la sévérité à l’endroit de soi : Françoise ne s’aimait pas tant que cela ; elle s’aimait moins, en tout cas, que ne l’aimaient ses amis et que ne s’aimèrent les femmes honorables dont elle a écrit la biographie ; et il y a trace, d’ailleurs, de cette cassure intime dans le roman-testament dont elle corrigeait, vendredi, les épreuves et qui raconte la très curieuse histoire d’une femme abandonnant, à la naissance, son enfant pour lui épargner la malédiction d’être juif.

Mais, pour le reste, non.

Pas d’accord avec ce cliché de la dureté de Françoise.

Je crois qu’elle a, pour passer à la postérité, d’autres atouts – ses livres, par exemple – qu’un trait assassin sur tel ou tel, une formule-ambulance, un titre pétard, un coup de griffe. Et je crois surtout que l’on manque le mystère de cette femme si l’on ne mesure l’extraordinaire talent qu’elle aura mis, sa vie durant, à transformer sa névrose, son échec à s’aimer tout à fait, la distance intérieure qu’elle avait instaurée, en amour des autres, tous les autres, à commencer, bien entendu, par ceux qui ont la chance d’avoir été ses amis – « on ne guérit pas de son enfance », m’avait-elle dit, un jour, il y a longtemps, où elle me racontait l’histoire de ce père qui, à sa naissance, aurait crié : « je voulais que ce soit un garçon » ; mais on peut, de sa névrose, faire un destin ; on peut la convertir en lucidité et, de cette lucidité, faire l’énergie d’une bonté ; et c’est exactement cela qu’a fait Françoise Giroud.

Ses proches savent son inépuisable disponibilité à leurs petits malheurs et bonheurs ; les conseils qu’elle prodiguait ; sa délicatesse ; sa façon, quand il le fallait, de n’écouter que des yeux ; l’article, ou le livre, dont elle voulait bien être, jusqu’à la fin, la première lectrice – cette manne bienheureuse.

Tous ses lecteurs, depuis cinquante ans, connaissaient l’insatiable curiosité, autre nom de sa générosité, qui la faisait s’intéresser à tout, vraiment tout, air du temps et nobles causes, une improbable lueur dans l’œil d’un grand de ce monde aussi bien qu’un débat métaphysique ou psychanalytique: voyez la forme si particulière de ses billets, sans blancs ni alinéas, comme si tout, en ce monde, sous son œil, se tenait – chroniques de touche-à-tout, chroniques où tout se touche, quel art! quelle présence! portrait de la femme de presse en courriériste de l’universel.

Et je me souviens, moi, de la Françoise engagée : je la vois à Sarajevo et Srebrenica ; je la vois, à Paris, quand nous fondions l’ACF, puis dans nos manifestations pour la Bosnie ; nous étions trois pelés, deux tondus, à battre le pavé – mais Françoise, qui avait l’âge des honneurs et des considérations mandarinales, était là, toujours là, fidèle au petit groupe que nous formions, toute pâle, toute fragile.

Il y avait de la colère chez cette Françoise.

Il y avait de la révolte contre la France qui se couchait.

Il y avait le souvenir inflexible des années de honte où elle s’était, elle, si bien conduite – jolie Françoise que j’imagine dans ce premier emploi d’« agent de liaison » dans la Résistance : personnage délicieusement modianesque, petite ombre dans l’armée des ombres, efficace, obstinée.

Mais il y avait aussi cette bonté.

Il y avait – je veux en témoigner – ce souci de l’autre, cette compassion, cette émotion jamais en défaut face au scandale d’un visage outragé.

Mourir comme on rate une marche, quelle élégance !

Mourir en mouvement, sans avoir ralenti l’allure, quelle leçon !

Mais qui va, maintenant, incarner cette part de la conscience française ?

A qui téléphonera-t-on quand, au bout du monde, une poignée d’oubliés appelleront au secours et qu’il faudra les nom- mer ?

Le monde, sans Françoise, est déjà un peu plus éteint.


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