ue s’est-il passé, au juste ?

La France se prépare, comme il advient tous les treize ans, à la présidence tournante du Conseil de l’Union européenne.

Emmanuel Macron choisit, pour célébrer la chose, d’illuminer la tour Eiffel et le palais de l’Élysée.

Il décide, pour plus de solennité encore, de faire accrocher un drapeau de l’Europe sous l’Arc de Triomphe.

Et voilà ses adversaires que l’on avait quittés, pour les plus agités d’entre eux, encensant ou dédouanant Vichy : ils se déchaînent en hurlant, qui à la profanation du Soldat inconnu, qui à l’injure faite aux morts pour la France, qui au crime de haute trahison.

On passera sur la mauvaise foi qui fait comme si le drapeau étoilé avait grand-remplacé le drapeau tricolore (alors que celui-ci n’est là qu’en de rares circonstances, par exemple le 14 Juillet).

Et on ne s’attardera pas non plus à regretter que les mêmes aient été moins véhéments quand une foule de Gilets jaunes souillait, pillait et saccageait le lieu (M. Mélenchon reprocha au gouvernement de « mettre en scène ces violences » ! et Mme Le Pen monta bien sur ses grands chevaux – mais pour réclamer… la dissolution de l’Assemblée nationale !).

Le plus triste c’est qu’il ne se trouva personne pour, en face, s’interroger sur le sens du symbole et de l’événement.

Dans le meilleur des cas, on fit grief au président de sa maladresse.

Les plus honnêtes, ou les plus amicaux, virent une provocation, plus ou moins habile, visant à lancer sa campagne.

On passa un temps fou à se demander si la provocation fut suffisamment assumée et si le décrochage, dans la nuit du 2 janvier, ne fut pas une reculade.

Mais que l’emblème étoilé puisse avoir une autre fonction, dans la France du XXIe siècle, que de se substituer au drapeau bleu-blanc-rouge, que les deux n’aient pas le même statut juridique (l’un est inscrit dans la Constitution, l’autre pas) et qu’ils n’aient pas de raison d’être ainsi mis en concurrence, qu’il puisse y avoir un bon usage de l’Europe et de ses emblèmes pour ceux qui demeurent attachés à la nation, voilà qui ne semble venu à l’esprit de personne.

C’est pourtant simple.

La nation française, en ces premiers jours de 2022, se trouve confrontée à une situation qui n’est pas sans rappeler celle où elle se trouva la dernière fois, il y a treize ans, où elle eut l’honneur d’assurer cette présidence tournante.

Poutine, comme en 2008, quand il menaçait d’occuper entièrement la Géorgie et trouva, pour l’en empêcher, un Nicolas Sarkozy investi, lui aussi, de sa double autorité de président de la double république au sens où on parlait, au temps des Austro-Hongrois, de double monarchie, menace d’envahir l’Ukraine.

Parce que l’ancien officier du KGB a mûri, réfléchi et appris à tester ses adversaires, parce qu’il a, sans provoquer de vraie réaction, avalé la Crimée, déstabilisé le Donbass et multiplié les provocations à l’est du continent, parce qu’il a des alliés solides (Xi Jinping) ou de circonstance (Erdogan) et parce que les États-Unis ont entamé, au même moment, un vaste mouvement de retrait dont on ne saurait dire si la responsabilité incombe à Obama, Biden ou Trump, et dont on ne peut donc affirmer qu’il soit provisoire ou de longue durée, accidentel ou structurel, la menace est peut-être plus inquiétante encore qu’en 2008.

Et la réalité stratégique de ce début 2022 c’est donc que, s’il y a une menace existentielle pesant sur les vieilles nations d’Europe, si la Hongrie, la Pologne ou les pays Baltes ont des raisons de s’inquiéter pour leur souveraineté et si les pays de la deuxième ligne peuvent, comme l’Allemagne ou la France, nourrir des doutes quant à la pérennité, par exemple, de leur approvisionnement en énergie, bref, si la patrie de Goethe, Hugo et Vaclav Havel est en danger, ce n’est pas parce que l’on trouve trop de visages basanés dans ses rues, trop de prénoms étrangers dans ses familles et trop de malheureux mourant de froid dans les forêts voisines, mais parce qu’il y a, à ses frontières, des tyrans qui haïssent sa civilisation, veulent sa perte et n’auraient aucun scrupule pour y parvenir – et la réalité stratégique c’est qu’il n’y a, face à ces puissances ivres d’elles-mêmes, qu’une contre-puissance possible : l’union de nos forces, la mise en commun de nos ressources et la grande alliance de nos 27 États.

L’idée d’Europe à la rescousse de ses nations, c’était la thèse de Dante dans sa « Lettre aux Florentins ».

C’était celle, dans les débats des années 1950, de ceux qui, comme Churchill ou Schuman, ne voulaient ni de la sujétion aux États-Unis ni du réarmement de l’Allemagne.

Ce sera le pari de Milan Kundera dans le fameux article de 1984 que chacun cite ces jours-ci, mais sans toujours préciser que c’est dans l’Europe qu’il voyait le salut pour les petites nations kidnappées par le mauvais Empire soviétique.

Et il est, ce contre-empire d’Europe, la seule réplique sérieuse, proportionnée, crédible, à la montée en puissance des mammouths de l’impérialisme néo-russe et néo-chinois, alliés aux satrapes néo-ottomans, néo-perses ou d’inspiration Frères musulmans qui profitent du moindre recul des Occidentaux pour avancer leurs pions.

L’Europe n’est pas une nation.

Son oriflamme, qui est celle de la démocratie libérale, n’efface ni ne parjure rien.

Mais elle est le signe de ralliement de ceux qui ne se résignent pas à leur sortie annoncée de l’Histoire.

Emmanuel Macron a eu raison : pavoiser d’or et azur l’un des lieux de la grandeur française était une preuve de vitalité et de résistance.


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