Bien sûr on frôle le gouffre.
Bien sûr cette crise financière est sans précédent dans l’histoire de quelque pays capitaliste que ce soit.
Bien sûr les États-Unis, lorsque le Congrès et le Sénat auront formellement adopté, s’ils l’adoptent, le plan de sauvetage proposé par l’administration, entreront dans une phase nouvelle de leur histoire où rien ne sera plus comme avant : ni le mode de régulation des marchés ; ni le modèle consumériste qui était au cœur de l’éthique capitaliste ; ni même ce fameux « American dream » dont on ne sait pas assez, en Europe, que l’acquisition d’une maison était, avec ou non subprime, la réalisation la plus éclatante.
Bien sûr, enfin, les premiers bénéficiaires de ce gâchis sont tous les fanatiques, type talibans ou autres, qui savent que les 700 milliards de dollars qui serviront à racheter aux banques leurs produits toxiques équivalent, peu ou prou, au coût de la grande opération antiterroriste qui aurait pu avoir lieu en Afghanistan ou dans les zones tribales pakistanaises et à laquelle l’Amérique appauvrie sera contrainte de renoncer.
Sans parler de la part d’incertitude qui, à l’heure où j’écris, pèse encore sur le plan lui-même, et dont il est pour le moins inquiétant qu’aucun responsable politique ne soit capable de la lever clairement : ces fameux 700 milliards, par exemple, correspondront-ils à un rachat de créances ou à une prise de participation dans le capital des institutions défaillantes (ce qui n’est pas la même chose et ferait de l’État fédéral un authentique « État actionnaire » à la mode suédoise ou finlandaise) ? seront-ils financés par l’emprunt ? si oui, souscrit par qui ? sommes-nous si certains que le contrat de confiance régissant les relations des États-Unis avec le reste du monde demeure suffisamment solide pour que les fonds souverains qatariens, indiens ou chinois se précipitent sur un nouveau papier qui aura pour inconvénient, au passage, de dévaluer celui qu’ils détiennent déjà ? surtout, surtout, sera-t-il effectivement voté ?
Bref, pour ces raisons et quelques autres, il est juste de dire que nous vivons un événement colossal, peut-être inaugural, et dont nous sommes loin d’avoir vu toutes les conséquences – le début d’une ère nouvelle ; une sorte d’année zéro du capitalisme néo ; l’équivalent, pour lui, le capitalisme, toutes proportions gardées, de ce que fut au communisme l’effondrement du mur de Berlin.
Reste que l’événement aura, aussi, eu une autre face sur laquelle je trouve dommage que les commentateurs, notamment européens, n’insistent pas davantage.
Cette rapidité de réaction, d’abord, dont je parlais la semaine passée et que ne dément pas la cacophonie des dernières heures.
Le pragmatisme, c’est-à-dire le courage, de ces hauts fonctionnaires qui, comme le secrétaire au Trésor, Henry Paulson Jr., ont cru, leur vie durant, au capitalisme dérégulé, s’en sont fait un article de foi et se sont convertis, en une nuit, aux principes de l’économie dirigée.
La vigueur du débat démocratique qui a suivi et qui a vu les sénateurs et les congressmen refuser de s’en laisser conter ni, encore moins, de céder à la panique ou au chantage – et imposer au pouvoir exécutif un certain nombre d’amendements dont la liste, à l’heure, encore une fois, où j’écris, n’est apparemment pas close : qui, un échelonnement du versement des 700 milliards selon un calendrier dûment contrôlé par les Chambres ; qui, un codicille donnant au peuple souverain un droit de regard sur la rémunération de dirigeants qui ont mené leurs entreprises au naufrage et n’ont, dorénavant, d’autre droit que de veiller à redresser la barre ; qui, enfin, des mesures additionnelles en faveur des nouveaux sans-logis expulsés de leurs maisons ou des petits entrepreneurs étranglés par la raréfaction du crédit.
Et quant à cette affaire de fonds souverains, notamment chinois, on peut l’interpréter dans les deux sens : soit, en effet, la chute finale d’un « empire » racheté à la casse par l’incarnation même de ce qui le nie ; soit une ruse de l’Histoire permettant de lier comme jamais le despotisme asiatique chinois à son grand adversaire historique et, ainsi, de le terrasser.
À chacun de prendre son parti et son pari.
C’est Schumpeter qui parlait des turbulences, même dramatiques, qui scandent l’histoire du capitalisme comme de phases de « destruction créatrice ».
Et c’est John Galbraith qui caractérisait le capitalisme lui-même comme une drôle de machine carburant à la crise, parfois à la dépression ou à la débâcle, au moins autant qu’à la performance.
Les crises sont au capitalisme ce que les scandales sont à la démocratie.
De ces scandales, les uns nous soutiennent qu’ils sont la preuve de ce que la démocratie ne fonctionne plus – alors que les autres ont beau jeu de rétorquer que le fait même qu’ils éclatent plaide pour son incoercible vitalité.
Eh bien, c’est la même chose pour cette crise : une probable cure d’amaigrissement planétaire ; une mise en doute généralisée après des temps d’exubérance folle ; la preuve que le système, quoi qu’on en dise, est toujours vivant.
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