Bien sûr que le trumpisme ne va pas disparaître avec Trump. Il y a presque vingt ans, un magazine américain, TheAtlantic, me demanda de refaire, deux siècles après, en Amérique, le voyage de Tocqueville. Et je découvris quoi ? Les traces, bien entendu, de la grande révolution démocratique qui, aujourd’hui encore, fait des États-Unis la République exemplaire décrite et célébrée par mon illustre prédécesseur. Mais aussi ce mélange de complotisme, de racisme indéraciné, d’antisémitisme résurgent, de suprémacisme blanc et de suprémacisme noir, de paranoïa sécuritaire et d’hygiénisme confiné, d’ignorance crasse du reste du monde, de vulgarité morale et politique, de culte de l’argent, de cynisme et d’égoïsme, qui a triomphé avec Trump mais dont il y a fort à craindre qu’il survive à sa disgrâce. La roche Tarpéienne au pied du Capitole, d’accord. Mais après ? 

Tout se déroule comme prévu. La peur. Les excès des hommes dociles. Le consentement stupéfiant à la perte des libertés. La biopolitique au poste de commande. Le contrôle minutieux des corps, de leurs allées et venues, des autres corps qu’ils rencontrent, de leurs attestations de sortie. Le triomphe de la distanciation sociale. Le retour en force des familles. L’épidémie de dépressions qui submerge les cabinets de psychiatres et les divans. La peur des vaccins. La demande de vaccins. Le conspirationnisme généralisé. La demande folle d’État avec, en corollaire, l’explosion du populisme pénal. Sur tous ces sujets, sur l’absurdité de règles bureaucratiques qui fonctionnent d’autant mieux que nous en redemandons, sur la fermeture, « pour notre bien », des librairies et cinémas, bref, sur « l’État nounou » et la « gorafisation » de nos vies, il y a un livre à lire. Un seul. Celui de Mathieu Laine, Infantilisation, aux Presses de la Cité. Avec, en prime, deux thèses. Que le mal, ici aussi, vient de loin. Et qu’on en apprend bien davantage, sur le sujet, dans les livres de Balzac, Giono ou Garcia Marquez que dans la rhétorique ubuesque d’un ministre de la Santé qui ne sait que répéter, en boucle : « Pas de relâchement ! pas de relâchement ! » 

Je lis les commentaires sur le retour de Navalny en Russie. L’un nous explique qu’il a « calculé » son affaire en vue d’atterrir à Moscou trois jours, pile, avant l’investiture de Biden. Pour l’autre, dans la fameuse dissuasion du faible au fort qui tient lieu d’analyseur pour les clausewitziens du dimanche, le principal opposant à Poutine aurait fait un coup de maître en mettant l’adversaire « dans l’embarras ». Pour le troisième, c’est l’Europe qui, enlisée dans ses contradictions, ses sanctions, ses coups de menton, serait « au pied du mur » – bien joué, encore, monsieur Navalny ! Franchement… Est-ce que ça leur arracherait la langue, aux commentateurs, de dire que cet homme a surtout fait montre d’une force d’âme inouïe ? Est-ce que, face à l’image étrange et sublime de cette sincérité désarmée, il n’y avait pas autre chose à produire que des analyses d’épicier ? Et est-ce que l’honnêteté ne commanderait pas d’observer que ce « courage » dont Soljenitsyne, dans son discours de Harvard, il y a quarante-deux ans, déplorait le déclin en Occident, une poignée d’hommes et de femmes – mais en Russie – en ont encore à revendre ? Je pense à Alexandre Litvinenko, Anna Politkovskaia, Anastasia Babourova, Boris Nemtsov, Natalia Estemirova, Sergueï Iouchenkov, Stanislav Markelov, Sergueï Magnitski, tant d’autres, qui en sont morts. Je pense à ces saints parmi les chiens. Ces moutons parmi les hyènes et les sicaires. Et, pour Navalny, je retiens mon souffle. 

Je connaissais à peine Marielle de Sarnez. Mais je l’ai quelquefois croisée depuis ce premier jour, il y a trente ans, où elle était venue me parler d’un article du jeune François Bayrou lançant, dans Le Figaro, l’offensive contre la réforme de l’orthographe. Nous avons échangé, au fil du temps, sur Massoud, les Kurdes, les dissidents anti-Poutine, le désir d’Europe des Ukrainiens, le danger de l’islam politique, les droits de l’homme comme boussole, la démocratie comme cap et le souci des peuples lointains comme horizon. Cette femme avait du cran. Du chic. Une liberté d’allure peu courante. Et puis, un matin, il n’y a pas très longtemps, cette phrase qui semblera énigmatique à certains, mais pas à moi : « bienheureux les filles et les fils dont les pères furent des héros. » À bon entendeur, condoléances. 

J’étais, il y a quelques mois, pour l’anniversaire de l’assassinat du commandant Massoud, de retour en Afghanistan. J’y ai vu des femmes libres, dévoilées et dont certaines fréquentaient les stades de foot. Des jeunes férus de rock non moins que de musique persane traditionnelle. Des journalistes qui, depuis l’époque – 2003 – où je fondais Les Nouvelles de Kaboul, ont admirablement appris leur métier. Des enfants jouant au cerf-volant. Une génération de serviteurs de l’État qui a fini par émerger. Et mon vieil ami, Abdullah Abdullah, compagnon de Massoud, en partance pour Doha où commençaient les pourparlers de paix avec les talibans… Quatre mois plus tard, les pourparlers n’ont rien donné. La délégation talibane se moque du monde. Et depuis que les États-Unis ont fait savoir que le contingent armé international, fort de 150 000 hommes il y a dix ans, de 13 000 hommes il y a dix mois et de 2 500 hommes aujourd’hui, sera, bientôt, intégralement rapatrié, les assassins s’en donnent à cœur joie. Des morts, par dizaines, dans des attentats à la voiture piégée. Des roquettes sur les ambassades. Des renforts qui arrivent du Pakistan et, désormais, d’Iran. Et, cette semaine, deux femmes, juges à la Cour suprême, victimes d’un attentat ciblé. L’enfer est ouvert. La nuit retombe sur Kaboul


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