Qui se souvient des votes de Fernand Braudel ou de Levinas ?

Qui sait ce qu’un François Furet a voté en 1981 et 1988 ?

Et Foucault ? Et Lacan ? Et Barthes ? Et Deleuze ? On en a une idée, sans doute, chaque fois.

Les biographes le savent, dans chaque cas, de manière probablement assez précise.

Mais le moins que l’on puisse dire est que ce ne fut la grande affaire ni de la vie ni, encore moins, de l’œuvre des intéressés.

Le moins que l’on puisse dire est que leur vote, lorsqu’ils ont voté, n’est pas resté dans les annales.

Et l’on se doit de le rappeler en ce début de campagne, décidément de plus en plus bizarre, où la question du « choix », du « ralliement », voire de l’« enrôlement » des intellectuels est en train de prendre une tournure pour le moins inattendue.

Entendons-nous.

Les intellectuels sont des personnes publiques et il est normal qu’ils s’expriment publiquement sur la question.

Les intellectuels sont des hommes et femmes d’opinion qui peuvent être conduits à rencontrer les candidats et il est naturel qu’ils le relatent comme je l’ai fait, ici, la semaine dernière, pour madame Royal.

Il peut même leur arriver – c’est mon cas avec Bayrou et, de manière plus ancienne, avec Sarkozy – d’avoir, avec tel autre, des relations cordiales, voire amicales, et il est honnête, alors, d’en faire état.

Mais quant au vote lui-même, quant au choix citoyen que nous serons tous, comme tous les citoyens, conduits, le moment venu, à faire et à rendre public, il obéit à des règles simples – si simples, et qui ont si régulièrement fait leurs preuves, qu’on a scrupule d’avoir à les rappeler.

Une règle de probité, d’abord. J’allais dire de modestie. Quelles que soient les vertus de tel ou telle, quel que soit l’engagement pris par l’un (Sarko) de rassembler la France de Jean Jaurès à Charles de Gaulle ou par l’autre (Ségo) de placer son mandat sous le signe de la lutte contre les dictatures, les purifications ethniques, les génocides, j’ai passé l’âge de croire aux personnages providentiels. Et mon choix, lorsque je l’exprimerai, sera un choix par défaut, un choix de moindre mal, un choix qui tiendra compte du fait que la politique n’est plus, grâces en soient rendues à nos maîtres en antitotalitarisme, le règne du Bien mais celui du préférable – ce ne sera certainement pas un choix de candeur et de ferveur.

Un principe d’efficacité, ensuite. Il faudrait dire de négociation, de marchandage. Car enfin de deux choses l’une. Ou bien les intellectuels ne comptent pas – et alors n’en parlons plus et fuyons les sergents recruteurs. Ou bien ils comptent un peu ; il y a des questions, des combats, des grandes causes, sur lesquels ils ont une expertise, une autorité, une sensibilité particulières ; et leur devoir est, alors, de troquer leur vote contre des mots, des gestes, qui ne seraient peut-être pas venus sans eux. C’est ainsi que nous avons fonctionné au moment de la guerre de Bosnie. C’est ainsi, sur ce ton, que nous interpellions la droite comme la gauche à l’époque où l’objectif était d’obtenir des visas, des bourses d’études ou des signes de bienvenue pour les dissidents réchappés de l’enfer communiste. Il n’y a pas de raison de changer de méthode. Il n’y a pas de raison, aujourd’hui, face au nouveau défi que représente la montée du fascislamisme de ne pas monnayer notre soutien contre des engagements clairs sur ce que l’on opposera, une fois élu, à quelqu’un comme Ahmadinejad.

Et puis une question, enfin, de calendrier et presque de timing. Car si tel est bien le but, si telle est bien, entre intellectuels et politiques, la règle du jeu la plus juste et, surtout, la plus utile à la bonne tenue du débat démocratique, pourquoi se précipiter ? pourquoi se prononcer trop tôt ? pourquoi ne pas prendre le temps, primo d’écouter ce que chacun et chacune ont à nous dire (courtoisie républicaine élémentaire), secundo d’obtenir plus, et plus encore, de ces gens qui sollicitent, après tout, nos suffrages (règle numéro un d’un rapport de forces bien mené) ? pourquoi, en d’autres termes, ne pas maintenir la pression, toute la pression, jusqu’à la toute dernière minute du tout dernier arbitrage ? Nicolas Sarkozy a eu le mérite de dire que le génocide au Darfour n’était pas un point de détail : je suis sûr qu’il peut aller plus loin et nous dire comment l’on peut, selon lui, arrêter les génocideurs. Ségolène Royal a trouvé les mots justes pour dénoncer les massacres en Tchétchénie et saluer la mémoire d’Anna Politkovskaïa, la journaliste russe, honneur de sa profession, abattue en plein Moscou : je suis sûr qu’elle a assez de caractère pour, si elle est élue, et si ses électeurs lui en ont préalablement donné le mandat, faire, elle aussi, davantage et harceler Vladimir Poutine jusqu’à ce que lumière soit faite sur les circonstances, pour le moins troubles, de cet assassinat.

Il reste soixante-dix jours avant l’élection.

Il reste, pour les flibustiers de l’esprit démocratique que sont les intellectuels, beaucoup à dire encore, beaucoup à demander, exiger, proposer, avant de se prononcer.


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