Au fond, c’est par la gauche que le jeu de massacre a commencé. Hollande, trahi par les siens. Valls, deuxième de liste au banquet cannibale. Puis le grand cadavre de l’un de nos deux partis de gouvernement, non plus à la renverse, mais en décomposition avancée. Et le triste M. Hamon qui, à l’heure où l’on attend d’un aspirant président qu’il nous dise ce qu’il dira à Trump, Poutine ou aux islamistes radicaux, ne trouve à nous parler que de la dépénalisation du cannabis, de l’invasion des boues rouges ou des perturbateurs endocriniens.

C’est côté droit que l’hécatombe a, aussitôt après, atteint son apogée. Élimination de l’ancien président Sarkozy. Mise sur la touche du président virtuel Juppé que l’opinion avait sacré et que l’on découvre, ce lundi matin, étonnamment plus grand que lui-même. Et, face au vainqueur, François Fillon, élu par les quatre millions d’électeurs de la primaire, le spectacle des moutons devenus mutins et tentant de le sortir, à son tour, du jeu. Combinaisons d’appareil. Manœuvres et tractations. Le tout sur fond de sondages scrutés par les modernes haruspices. Deuxième cadavre à la renverse.

Et puis, bien sûr, les magistrats qui sont évidemment dans leur rôle quand ils instruisent une affaire d’emplois fictifs, mais à qui ce n’est pas faire injure de rappeler : que, pour être juges, ils n’en sont pas moins hommes et peuvent aussi être animés, sous l’hermine, par des passions et des ressentiments ordinaires ; qu’ils détiennent un pouvoir considérable et que ce pouvoir a toujours, comme tout pouvoir, tendance à aller au bout de soi ; et qu’ils sont devenus, de ce fait, acteurs à part entière d’une campagne dont ils doivent, en bonne doctrine Montesquieu, se tenir scrupuleusement écartés.

Le pire, cela dit, c’est encore nous, chacune et chacun d’entre nous – avec ce nouveau et étrange rapport à la politique que la circonstance fait apparaître et que je résume à trois traits.

1. Le cancan. Ou, plus exactement, le coin-coin. Le bruit que nous faisons, chaque mercredi, à la sortie de ce fameux Canard dont la gouaille, jadis apanage des anars de droite et de gauche, tend à devenir la langue usuelle du politique. Il fut un temps où la lecture du journal était la prière matinale du philosophe. Voici venu celui où c’est la lecture de ce journal qui nourrit, chaque semaine, l’insatiable appétit de dérision de l’électeur. Ah, la fièvre ricaneuse avec laquelle nous guettons la nouvelle turpitude de nos élus et candidats ! L’excitation gourmande avec laquelle nous gobons notre dose hebdomadaire de corruption, pourriture, exhalaison morbide ! Et la sourde déception, la non-saveur de toutes choses, quand, d’aventure, il n’y a rien ! Faut-il, comme le Mallarmé de L’Azur, rappeler que, quand nous nous divertissons ainsi, quand nous jouissons et nous enivrons si fort de ces « affaires », nous n’aspirons qu’à « lugubrement bâiller vers un trépas obscur » ?

2. Le spectacle. Et, en guise de jugement, le commentaire inlassable et frivole des mille et une péripéties du jeu électoral. Depuis le temps que les chaînes d’information en continu commentaient le sport comme s’il s’agissait de politique. Voici venu le temps où l’on commente la politique comme si c’était du sport ; où le récit de match est devenu le paradigme de la narration citoyenne ; et où, dans notre vieille nation vantée par Marx comme la nation politique par excellence, la politique devient une sous-catégorie du football – avec ses buteurs, ses sélectionneurs, ses supporteurs, ses arbitres, ses joueurs… N’est-ce pas tout naturellement qu’au plus fort de l’affaire Fillon les caciques Républicains et leurs coachs fantômes se sont, au mépris, finalement, de la différence des sensibilités et des programmes, tournés vers le « numéro 2 » qui, comme au foot, était supposé attendre sur le banc des remplaçants ? Et les fidèles de M. Fillon lui reconnaissent-ils, in fine, d’autre mérite que celui de son « endurance », de sa capacité à « encaisser » ou de l’image qu’il a donnée quand, terrassé, il s’est relevé comme au terme d’une ordalie inachevée ?

3. Et puis, enfin, l’égalité. Elle fut la plus noble des passions. Il y eut, dans cette passion, le rêve d’élever un corps social et de donner à la politique sa dignité. Et je suis d’accord avec Jean-Claude Milner quand, dans Relire la Révolution (Verdier), il montre, contre l’Anatole France des Dieux ont soif, que, loin de seulement offrir au peuple son litre de sang quotidien, Robespierre tenta aussi d’enrayer à sa façon la chute de tous dans la plèbe vengeresse et de sauver ce qui pouvait l’être de la verticalité républicaine. Rien de cela dans l’égalitarisme d’aujourd’hui. Rien qu’une foule, toujours plus proche de son moment de puissance ultime et prônant une égalité, non des intérêts, mais des misères, des indignités, des corruptions particulières. Et, chez les enfants décomposés des Lumières, chez les héritiers zombies de Rousseau hésitant entre acharnement, aveuglement et désespoir, une égalité qui n’est plus une tâche, mais une tache, sans circonflexe : une sorte de nappe sombre – une auréole de ressentiment et de haine à quoi notre langue commune s’accroche comme à une bouée dans la dérive. Autre désastre. Autre vertige. De l’égalité rédemptrice à cette égalité de grognement nous avons parcouru tout le spectre qui conduit un corps social de la vie à la mort.

Car c’est bien de cela qu’il s’agit.

Non pas une crise, même pas une « étrange campagne », mais une étrange défaite en train de marcher ses derniers pas.

Non pas l’arbre de telle ou telle turpitude, mais la forêt massive d’une parole indistincte, et donc folle, à force d’abaissement.

Et, en embuscade, guidé par des Euménides dont il n’est finalement pas étonnant qu’elles soient synonymes de justice en même temps que de furie, un visage en train de se dessiner comme, sous les plumes antiques, l’enchaînement d’un funeste destin.


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