C’est ici que tout a commencé. Et c’est ici que, plus que jamais, tout se joue. Il faut imaginer une place grande comme deux fois celle de la République, à Paris. Des tanks à la croisée de chacune des rues adjacentes. Des enfants montés sur les tanks et fraternisant avec les soldats. Une foule joyeuse, cinq cent mille personnes, peut-être plus, filles très jeunes et tête nue mêlées à des garçons aux joues peintes aux trois couleurs du drapeau égyptien. Des fanions, brandis au-dessus des têtes. Des cornes et des trompettes. Des feux d’artifice. Des banderoles en hommage aux « martyrs », aux « disparus » ou, tout simplement, à « l’Égypte » et où je ne repère, de la soirée, pas un slogan anti-occidental. Une kermesse ? Un côté supporters de match de foot ? Oui, sans doute. D’ailleurs, on prend l’un de mes compagnons de voyage pour un entraîneur portugais. Et c’est à ce titre qu’on le hisse sur une estrade improvisée et lui demande de dire quelques mots. « Vive Tahrir ! Vous avez pris Tahrir comme la France a pris la Bastille. Et vous faites, sur Tahrir, la première révolution du XXIe siècle. » À quoi lui répond une clameur. Celle de cette Commune cairote qui tient, sans discontinuer ou presque depuis trois semaines, la place Tahrir. On reproche parfois à Tahrir de n’avoir ni programme ni leader. Mais c’est que Tahrir est le programme. Et le peuple, sur Tahrir, est, comme chez Sartre, son propre leader.
Acheter le mot-clef « Moubarak »
Lendemain matin. Tahrir toujours. En face du musée que les nervis de Moubarak ont tenté de vandaliser et qu’une chaîne citoyenne a protégé. Je rencontre Aalam Wassef, croisé à Paris il y a vingt ans, mais jamais plus revu depuis. Il a gardé, à quarante ans, la même juvénilité d’allure. Le même intérêt pour la littérature et la philosophie. Sauf qu’il est devenu, entre-temps, l’un de ces as d’Internet qui furent à l’origine de la traînée de poudre démocratique qui va, aujourd’hui, jusqu’à l’héroïque insurrection libyenne. Dans son cas, ce fut très simple. Il a commencé, dès janvier 2007, par acheter le mot-clef « Moubarak ». Il a fait en sorte que, chaque fois qu’un internaute, par- tout dans le monde, tapait le nom du tyran, il tombe sur un message qui le tournait en ridicule. Il a lancé l’opération « Président Moubarak, vous avez reçu un mail », où les internautes ont posté des milliers de messages, féroces ou désopilants, qu’il mettait au format des micropublicités Google. Il a mis, sur YouTube, sous le pseudonyme devenu légendaire sur le Net de Ahmed Sherif, des vidéos qui ont été vues par des millions d’Égyptiens. Au point que l’ambassade américaine a fini par prendre contact avec lui et l’Amn Al-Dawla, la police secrète du régime, par mettre ses activités sous surveillance. Mais, entre-temps, la révolution, la vraie, celle du peuple rassemblé, découvrant que le roi est nu et décidant de n’avoir plus peur, avait déjà pris le relais…
Contourner la police de la Toile
Anniversaire d’un ami, dans la ville artificielle de Beverly Hills, à une heure de voiture du Caire, en plein désert. Je suis venu à cette fête printanière avec une idée : rencontrer un autre de ces fondus du Net, Abdelkarim Mardini, qui, aux premiers jours du soulèvement, quand le gouvernement a bloqué l’Internet, aurait trouvé le moyen, dit-on, de tourner l’interdiction. « C’est exact, m’explique-t-il, avec une élégance désinvolte et dénuée d’exaltation. Je n’ai pas fait ça tout seul. Mais c’est vrai qu’on est un certain nombre, dans la nuit du 27 au 28 janvier, à avoir cogité sur la manière de contourner la police de la Toile. Et on a eu, cette nuit-là, entre Zurich où je me trouvais, la Californie où siège Google et, naturellement, l’Égypte, l’idée élémentaire de marier la voix et l’Internet. » En gros, Mardini a mis en place trois lignes de téléphone fixe (aux États-Unis, en Italie et, semble-t-il, à Bahreïn). Les gens appelaient ces numéros pour y enregistrer de brefs messages (donnant, en particulier, le lieu, l’heure, le mot d’ordre des manifestations). Lesquels messages étaient audibles en composant les mêmes numéros (ou en allant, quand on le pouvait, sur le site Speak2Tweet). J’ai gardé de ma jeunesse althussérienne une saine méfiance à l’endroit des explications technicistes de l’Histoire. Mais en même temps… Combien sont-ils, parmi les jeunes d’hier soir, place Tahrir, à avoir bougé grâce à des gens comme Mardini ? Combien à avoir eu, à travers eux, le courage de cette révolte pacifique ? Et pourquoi ne pas rendre justice à ces réseaux sociaux qui, Twitter en tête, ont contribué à ce que le peuple du Caire prenne le risque de mourir pour défendre sa liberté ?
La vérité sur Farouk Hosni
Se rappelle-t-on Farouk Hosni, ce ministre que Moubarak avait tenté de placer à la direction de l’Unesco alors qu’il venait de s’engager à brûler « de ses mains » tout livre écrit en hébreu qui aurait échappé à la vigilance de ses polices et se trouverait encore dans la bibliothèque d’Alexandrie ? Eh bien, j’ai en face de moi, au restaurant Estoril, près de la rue Kasr El-Nil, l’une des personnes les mieux placées pour raconter le type de dictature que ce personnage a fait peser sur la culture. Elle s’appelle Karima Mansour. Elle est danseuse. Chorégraphe. Elle a, dans des spectacles montés, par exemple, à Lisbonne et où elle partageait la scène avec un homme nu, eu l’esprit – et le talent – de se dérober au cliché de la danseuse orientale traditionnelle. Sauf qu’elle a été, pendant les années du règne de Hosni, victime d’une fatwa laïque lui interdisant de travailler et émise, sur ordre du ministre, par Walid Aouni, son favori, directeur de la danse à l’Opéra du Caire. Persécutions. Vexations. Brimades en tout genre. Humiliations. Jusqu’à ce 25 janvier, jour du déclenchement de la révolution où elle se trouve à Berne, en train de répéter un spectacle sur le regard qu’elle interrompt pour accourir ici, place Tahrir, retrouver ses camarades et sa famille. Aujourd’hui, Karima peut parler. Aujourd’hui, Karima peut tout dire. Et elle dit le règne d’un Ubu lettré mais voleur d’antiquités, chasseur d’esprits libres et de blogueurs, qu’il a fallu toute la crédulité de l’Occident pour prendre, un moment, au sérieux.
La preuve par les femmes
Je tiens la place des femmes dans les mouvements sociaux pour un marqueur toujours éloquent de leur teneur en démocratie. En la circonstance, je suis servi. Karima, donc. Les filles de Tahrir. Mais aussi Nada Mobarak, fondatrice de l’ONG le Phare, que je retrouve à mon hôtel, un matin où les employés se sont mis en grève pour protester contre leurs cinquante euros de salaire mensuel. Nada Doraid, copte, autant dire chrétienne d’Orient, rentrée dare-dare des États-Unis. Magy Mahrous, copte elle aussi, qui a passé toutes ces dernières années à barouder en Irak, en Afghanistan, au Darfour, et qui est revenue avec l’idée fixe de construire des écoles dans les campagnes déshéritées de Haute-Égypte. Syada Greiss, leur doyenne, qui fut députée du quartier d’al-Mokkattam et pour qui la révolution doit aussi rendre sa dignité au peuple de chiffonniers qui y vit ensevelie sous les ordures de la ville. Ayyam Sureau, Américaine de naissance et Française d’éducation qui, avec sa mère, Habiba, incarne ce que la grande Égypte cosmopolite a pu produire de plus raffiné et qui est là, elle aussi, au cœur du mouvement. Ou enfin, magnifique sous sa crinière blanche, dansant comme une jeune fille le jour de la garden-party de Beverly Hills, Nawal El-Saadawi, mixte de nos deux Simone, Veil et de Beauvoir, qui raconte son passé de luttes féministes ; sa campagne présidentielle, il y a cinq ans, quand les sbires de Moubarak venaient casser ses meetings ; et puis, maintenant, à l’heure où une Commission de huit membres est chargée de réfléchir à la future Constitution sans que l’on ait songé à y mettre une seule représentante du deuxième sexe, sa ferme intention de faire entendre, plus que jamais, la voix des femmes.
« On a grandi avec le Traité de paix »
Pas un slogan antiaméricain, donc. Mais anti-israélien ? Je suis au café Les Nuits du bonheur, au cœur du quartier populaire de Sayeda Zeinab. Je ne sais plus très bien comment cela est arrivé. Mais le patron, Sayed, trente ans, vient, comme tous les Cairotes en ce moment, de réfléchir à haute voix sur les mérites comparés, pour succéder à Moubarak, du patron de la Ligue arabe, Amr Moussa, et de l’inspecteur des sites nucléaires iraniens, Mohamed El-Baradei. Il est en train de me raconter l’histoire de la mosquée voisine, construite sur les ruines d’une église Sainte-Marie qui, elle-même, reposait sur les fondations d’un temple d’Isis. Et voilà qu’il aborde la question d’Israël et les craintes qu’a l’Occident de voir le nouveau régime remettre en cause le traité de paix signé par Sadate. « C’est Moubarak qui vous a vendu cette bêtise, s’esclaffe-t-il. C’est lui qui, pour justifier sa terreur, vous a dit que nous étions des sauvages dont le seul but, lui parti, serait de mettre le traité à la poubelle. Ce n’est pas gentil pour nous qui ne sommes pas des chiens enragés. Ni pour Israël qui ne mérite pas de vivre dans l’anxiété. Mais c’est, surtout, faux. Car ce traité, on est nés avec, on a grandi avec, il fait partie… » Il montre les tables et chaises de mauvais plastique qu’il vient, quand est sorti le premier soleil, de disposer sur sa petite terrasse de ciment. « Il fait partie des meubles. Quel intérêt aurais-je à me débarrasser de mes meubles ? » Je ne pense pas que l’antisémitisme égyptien qui, il y a un an encore, lors de mon précédent voyage, s’étalait à la devanture de librairies vendant sans aucun complexe Les Protocoles des Sages de Sion se soit dissous dans Twitter et Facebook. Mais que Tahrir soit, aussi, le nom d’une maturation politique accélérée et que cette maturation ait, entre autres effets, celui de refroidir, réduire et peut-être, un jour, circonscrire cet antisémitisme d’État et populaire – je peux le croire.
Le vrai clivage
Cette maturité politique, je la retrouve, quoique sous une autre forme, chez un homme merveilleux, Ahmed Bayoumi, plombier de profession, qui, après des années passées à mettre, à ses heures perdues, de l’huile de vidange dans de l’eau et à guetter les formes qu’elle prendrait, a fini par en faire un art – dont les œuvres, photographiées avec un portable, sont exposées dans une galerie du Caire. Il y a deux sortes de gens, me dit-il, assis sur un pliant, dans la ruelle de terre battue, au seuil de sa maison, où je suis venu le retrouver, au fond du fond d’un de ces quartiers cairotes où l’on vit avec moins de deux dollars par jour. « Il y a ceux qui estiment que tout ça a assez duré, qu’on a eu ce qu’on voulait avec la chute de Moubarak et qu’il faut se remettre au travail. Et il y a ceux qui pensent qu’on a coupé la tête, mais que le corps est toujours là… » Et il ajoute, prenant à témoin sa voisine, matrone tout en cheveux, qui s’active autour d’une marmite de légumes farcis : « L’argent, par exemple ; tout cet argent qu’ils ont volé et qui dort dans vos banques ; attendez avant de le rendre ; attendez que nous ayons élu un président digne de ce nom ; car ceux qui sont partis avaient bien mangé alors que ceux qui sont restés, et assurent l’intérim, ont encore faim et ne vont pas se gêner pour faire main basse sur le magot ; gardez l’argent ! »
Quadruple comptabilité
Car le problème central est bien celui de la corruption. Les éléments que me donne Ahmed El-Sayed El-Naggar, l’élégant patron du Centre d’études politiques et stratégiques qui a ses bureaux au onzième étage du mythique quotidien Al-Ahram, sont ahurissants. Ils le sont par les chiffres : des dizaines de milliards de dollars siphonnés, en trente ans, par Moubarak et ses séides. Mais ils le sont, presque plus encore, par la sophistication du système de double, triple, quadruple comptabilité nationale que ces gens ont mis au point et dont il aura passé sa vie à tenter de démonter les mensonges. « Un exemple, me dit-il : le chiffre de la population active passé, sans que nul y trouve à redire, de 32 à 23 millions afin de masquer celui du chômage. » Un autre (il me tend une liasse que le juge bloquait depuis cinq ans et qu’il a récupérée, ce matin, en prévision de notre rendez-vous) : « Le système de détournement de fonds mis au point ici même, par les dirigeants de ce journal. » Et il conclut – avec, aux lèvres, un sourire de victoire et de joie : « Jusqu’à présent, c’est moi qui avais peur ; encore que… » Il montre son doigt sans alliance : « Pas marié ; pas d’enfants ; donc j’ai pu résister aux intimidations ; mais eux… » Il désigne, du regard, les étages inférieurs puis supérieurs : « Ce sont eux, maintenant, qui vont devoir rendre des comptes ; et c’est ainsi, voyez-vous, que la peur change de camp. » Égypte, année zéro. Vertige d’une démocratie produisant, à tâtons, ses premières procédures. Qu’on le veuille ou non, la vérité, et le droit, sont en marche…
Boutros-Ghali est un naufrage
Alors, bien sûr, il y a, dans un reportage comme celui-ci, les inévitables déceptions. Boutros Boutros-Ghali, par exemple. Je ne l’avais plus revu depuis le jour où, secrétaire général des Nations unies, il s’était fait bombarder de tomates, à Sarajevo, par une foule exaspérée par son munichisme. Mais, là, dans son appartement cossu de l’avenue El-Nil, sa médiocrité est plus navrante encore. Il est vif, au demeurant. En forme intellectuelle. Presque heureux que l’occasion lui soit offerte d’évoquer nos rencontres bosniaques d’autrefois. Mais, de la jeunesse de la place Tahrir, il ne sait que grommeler qu’elle « ne sait pas ce qu’elle veut » ni « où elle va ». Du vent de démocratie qui balaie son pays, il ne peut que répéter, en boucle, qu’il « coûtera cher » et que nul « ne s’en préoccupe ». Des manifestations des premiers jours, il ne veut retenir que le fait que l’on y ait brûlé, en même temps que le siège du parti de Moubarak, son bureau qui était dans le même immeuble. Et je ne parle pas de l’Iran qui vient juste, comme pour tester le nouveau pouvoir égyptien, de présenter deux navires de guerre à l’entrée du canal de Suez : là, ce monsieur de quatre-vingt-dix ans qui fut l’un des artisans du traité de paix avec Israël perd carrément son flegme et hurle, dans son français parfait, qu’il ne voit pas pourquoi Netanyahou aurait droit à la bombe atomique et pas Ahmadinejad…
Qui est Ali ?
Il y a les moments bizarres, où l’on a l’impression de se retrouver dans un mauvais roman de Le Carré. Ali, par exemple. Je l’appellerai simplement Ali, pour ne pas embarrasser l’ami qui me l’a présenté. Mais quel message veut, au juste, me faire passer ce grand bourgeois, lié, par sa famille, à une importante entreprise de tourisme, quand il vient me dire que ce sont les Frères musulmans – il les aurait « vus » et « reconnus » – qui, dans la nuit du 27 janvier, ont défendu la place en jetant les premières pierres contre les nervis de Moubarak venus à dos de chameau ? Pourquoi cette théorie absurde, tirée par les cheveux, sur le fait que, sur les 365 martyrs, on ne nous montre jamais que les mêmes 25 visages et que, les Frères ayant le culte du secret et le martyre discret, c’est bien la preuve que les 340 autres sont de chez eux ? Et qui est, au juste, ce mystérieux « Zayed » qu’il me présente comme un parlementaire du parti majoritaire, qui aurait personnellement payé les fameux nervis mais qu’un groupe de gentils militaires, apprenant par un de ces nervis repenti qu’il s’apprêtait à renouveler l’opération le jeudi suivant, aurait aussitôt arrêté et mis hors d’état de nuire ? Voudrait-on me donner le sentiment que les Frères sont à la manœuvre et que seule la vertu de l’armée permet de leur faire barrage, voudrait-on rééditer le coup Moubarak, c’est-à-dire la légitimation de la dictature par une exagération du péril vert, qu’on ne s’y prendrait pas autrement.
Chez les Frères musulmans
Il y a les moments où l’on a l’impression de s’être jeté, pour le coup, dans la gueule du loup. Ainsi, cette fin d’après-midi où je me retrouve, rue El-Malek El-Saleh, dans le QG des Frères musulmans. Je suis face à Saad Al-Hoseiny, autre ex-député emprisonné le 28 janvier, puis libéré avec les milliers de voyous relâchés par Moubarak pour semer la peur dans la ville et dont on remarque aussitôt, outre la corpulence de géant, les doigts sans ongles et les phalanges broyées – souvenir des délicates méthodes d’une police égyptienne dont il n’est, du reste, pas certain qu’elle ait tant changé que cela… Il fait profil bas dans l’entretien. M’assure que la confrérie ne pèse pas plus de 15 %. Me garantit qu’elle ne présentera, dans six mois, pas de candidat à la présidentielle. Me jure sur tous les dieux qu’elle n’a, de toute façon, et pour le moment, d’autre programme que la liberté, la dignité, la justice. Mais ajoute, l’œil moqueur, que les « problèmes de l’Égypte » sont trop « énormes » pour que la modeste confrérie en assume l’écrasante responsabilité. Puis, le regard soudain plus dur : quant à l’autre programme, le vrai, celui qu’elle nourrit depuis 1928, qu’elle a peaufiné lors de sa longue saison hitlérienne et qui est, peu ou prou, celui que sa branche palestinienne applique déjà à Gaza, « le temps est long, on a tout le temps ». À la fin de l’entretien, il me demandera si, avec le nom que je porte, je ne serais pas un peu « juif » par hasard. Et, quand je lui répondrai que oui, en effet, il me considérera avec un air de confusion stupéfiée qui, étrangement, me glacera les sangs.
L’Ennemi
Et puis il y a les rencontres qui vous laissent un sentiment de malaise. Je suis chez l’ambassadeur de France. Il y a là un journaliste d’origine marocaine brillant et informé. Un personnage merveilleux, avocat et défenseur des droits de l’homme, Amir Salem. Mais il y en a un autre qui s’appelle Mounir Abdel Nour et qui m’inspire, lui, une antipathie immédiate. J’apprends qu’il vient d’être nommé ministre du Tourisme en remplacement de celui que le Conseil suprême des forces armées vient de jeter en pâture à l’opinion en le collant en prison pour corruption. Je comprends qu’il est, comme lui, un puissant homme d’affaires, naguère lié à l’« Africa Middle East Petroleum Company », qui fut elle-même compromise dans les grands scandales de corruption entourant le pétrole de Saddam Hussein. Je comprends aussi qu’il ne voit, lui, ancien patron du très laïc parti Wafd, aucune espèce d’objection à ce que les Frères musulmans s’insèrent dans le processus démocratique en cours. Et arrive enfin le moment où, alors que nous discutons tranquillement de la place de la laïcité dans l’islam, il s’interrompt pour me lancer, sorti de nulle part, et index menaçant : « Ne vous y trompez pas ; la souffrance palestinienne est une blessure ouverte au flanc de chaque Égyptien. » Et comme, un peu surpris par le coq-à-l’âne, je lui demande si la souffrance des Libyens massacrés, à l’heure même où nous parlons, par Kadhafi le boucher, n’est pas, elle aussi, une blessure ouverte, il s’empourpre, s’emporte, serre son smartphone à le broyer et me répond : « Vous ne pouvez pas comparer un massacre entre frères avec le scandale permanent qu’est l’occupation de la Palestine. » Soupçons de corruption… Armée… Indulgence envers l’islamisme… Et, pour finir, un deux poids et deux mesures parfaitement assumé… Ce personnage, pour moi, à cet instant, est la figure même de ce contre quoi se construit la nouvelle République d’Égypte.
Poutinisme ou démocratie ?
Je verrai, le lendemain, à Alexandrie, puis aux abords de la frontière libyenne, des Égyptiens honorables qui voient en Kadhafi la honte du monde arabe. J’entendrai, à l’université Al-Azhar, haut lieu de spiritualité et d’étude, le conseiller du grand imam El-Tayyeb se prononcer contre la participation des Frères au gouvernement. Je reverrai les activistes de Tahrir dont j’ai peine à imaginer par quel miracle ils passeraient de leurs ivresses libérales-libertaires, de leur passion du droit et de la parole, du sentiment, enfin, d’avoir allumé la mèche qui est en train de dynamiter le régime fou de Tripoli, à l’acceptation de la charia. Mais la vérité est que l’Égypte est engagée dans une course contre la montre dont il faut espérer que le calendrier électoral lui permettra de la gagner. La régression islamiste, donc, à laquelle j’ai peine à croire mais qui ne peut être, bien sûr, complètement exclue. Un scénario militaro-civil, « poutinien » plus qu’« iranien », où l’armée de Nasser, Sadate et Moubarak reprendrait, une dernière fois, la main et offrirait au monde arabe le modèle d’une révolution gelée dans un autocratisme constitutionnalisé. Ou bien l’événement, le vrai, celui que j’ai vu se déployer et qui poursuivrait sa course incertaine et magnifique. Cela s’appellerait la démocratie. Et, pour l’heure, nous en sommes là.
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