Les questions étaient :
1. Vous souvenez-vous de la première critique de votre premier livre ?
2. Est- ce que vous lisez toujours les critiques ? Et, sinon, quand avez-vous arrêté de les lire ?
3. Cette année, un grand nombre de livres ont été publiés avec l’intention de vous critiquer ; quelle a été votre réaction ?
4. Devinez-vous, si vous lisez le début d’un papier sur un de vos livres, quelle idée reçue, quel poncif, va surgir au prochain paragraphe ?
5. Y a-t-il des critiques qui vous ont appris quelque chose sur vous et sur vos livres ?
6. Y a-t-il eu de mauvaises critiques, dans le passé, auxquelles vous donneriez raison aujourd’hui ?
7. Quel cliché vous agace le plus ?
8. Est- ce que vous avez suivi les critiques des livres de votre fille ? vous ont-elles touché ?
9. Y a-t-il quelque chose que vous voulez dire à vos critiques, une fois pour toutes ?
1. Si je me souviens de la première critique de mon premier livre ? Naturellement, oui. Il y en a eu deux. Parues le même jour. Et dont la conjonction fit, à mes yeux, baptême. Celle de Philippe Sollers dans Le Monde. Et celle de Roland Barthes dans Les Nouvelles littéraires. Imaginez ce livre scandaleux qu’était, à sa parution, La Barbarie à visage humain. Imaginez tous les clergés littéraires et politiques ligués contre un jeune homme qui avait le culot de s’en prendre à la religion progressiste. Et imaginez ces deux extraordinaires parrains qu’étaient, pour ce jeune homme, un Barthes et un Sollers au plus haut de leurs gloires respectives et parés de tous les prestiges de l’avant-garde littéraire. Comment ne m’en souviendrais-je pas ?
2. Oui, je lis à peu près tout ce qui s’écrit sur mes textes. Mais avec une particularité de fonctionnement que je ne saurais trop expliquer mais que je suis bien obligé de constater. Je n’enregistre pas les critiques bêtement désagréables ou insultantes. Je les lis, bien sûr. Mais mécaniquement. Sans effet. Presque sans souvenir. Sans qu’elles parviennent à m’affecter au sens mental, mécaniquement mental, du terme. Tout se passe, si vous voulez, comme si elles s’effaçaient à mesure de ma lecture ou comme si j’avais, dans le cerveau, une sorte d’ardoise magique qui les annulait, les néantisait, immédiatement. Ce qui fait, d’ailleurs, que je peux sans le moindre problème croiser l’auteur le lendemain, ou le jour même, sans lui en vouloir particulièrement.
3. C’est quatre livres, au total, qui m’ont été consacrés et qui sortent en ce moment. Plus quatre autres que l’on m’annonce et dont on me dit qu’ils ne sauraient tarder. Alors « ma réaction », comme vous dites, c’est la guerre. Eh oui, je pourrais vous répondre : « l’indifférence, la hauteur, laisser faire ces petits messieurs, ne pas les censurer, etc. ». Mais ce serait hypocrite. La vérité c’est que ces gens ont voulu me tuer (symboliquement s’entend) et que, en pareil cas, il vaut mieux tirer le premier (c’est-à-dire faire, pour être clair, que ces livres soient reçus pour ce qu’ils sont : de mauvaises enquêtes, mal informées, bâclées, bourrées d’inexactitudes, menées sans moi et contre moi et, à mon avis, dénuées d’intérêt). Je raconterai, un jour, tout cela. Je dirai l’histoire du gibier devenu chasseur et piégeant ses propres chasseurs. Je raconterai comment ils se sont, en réalité, détruits eux-mêmes. J’y ai perdu un peu de temps. Mais vous verrez, c’est amusant.
4. Je devine, quand je rencontre quelqu’un, à la première seconde ou presque, à ses premiers mots, à son intonation, primo s’il est ami ou ennemi et, secundo, comme dans la science géologique, à quelle couche de ma vie, à quelle strate de mon œuvre, à quelle génération des querelles auxquelles j’ai été mêlé, son inimitié correspond. Je devine le critique époque Barbarie à visage humain. Je repère l’adversaire qui a gardé L’Idéologie française en travers de la gorge. Je reconnais, au radar, le type qui a accepté L’Idéologie mais qui ne me pardonne pas le Sartre ou la Bosnie. Alors, vous pensez, les « papiers » sur mes livres… C’est encore plus net, bien sûr, avec ces « papiers ». Dès la première ligne, en effet, je sens quel poncif va se pointer, dans quelle couche de l’idéologie ou du sottisier modernes on est en train de forer. C’est comme une manie, une maladie, un sixième sens – il m’arrive de penser que, même si j’arrêtais tout, si je cessais d’écrire, si je me désintéressais du « débat » contemporain, il me resterait cette science amère.
5. S’il y a des critiques qui m’ont appris quelque chose sur moi et sur mes livres ? Naturellement. Mais les vraies critiques. Celles qui ne sont guidées ni par le ressentiment, ni par la volonté de régler des comptes – ni, surtout, comme disait Foucault dans un texte drolissime, et si féroce, de réponse à une critique de George Steiner parue dans le New York Times Book Review, par la volonté d’inventer, sur votre dos, un texte que vous n’avez pas écrit mais que l’on va démonter avec une énergie redoublée par le fait qu’on l’a soi-même, et savamment, monté. Donc, les critiques qui « m’apprennent » quelque chose, ce sont les critiques qui se sont vraiment affrontées au vrai livre. Pas forcément les critiques « honnêtes » (et là, Foucault, dans le texte auquel je fais allusion, a bien raison de nous mettre en garde contre la critique moralisante de la critique). Même pas les critiques d’« empathie » (je comprends très bien, après tout, que l’on veuille rendre compte d’un livre qui vous révolte, vous révulse et avec lequel on ne partage rien). Mais les critiques qui, au moins, prennent au sérieux le livre. Le considèrent. Parlent de ce livre-ci, pas d’un autre. Des problématiques qui sont les siennes, pas de problématiques fantômes. Les critiques qui se mesurent au livre. Qui entrent dedans. Qui, éventuellement, lui rentrent dedans. Car elles peuvent être négatives, encore une fois, ces critiques. Elles peuvent être hostiles. Assassines. Ce n’est pas le problème. Elles vous enrichissent. Elles enrichissent le livre. Elles s’ajoutent au texte. Elles l’augmentent d’un paratexte. Au lieu que la critique monstre façon Foucault, la critique aux « jambes tordues » et aux « yeux torves », la critique des nains à « longues oreilles » qui n’entendent rien que l’écho de leurs propre ressentiment, vide le texte de sa substance, le siphonne, le réduit à rien, cette critique-ci en répond et, parce qu’elle en répond, elle le leste d’un poids supplémentaire. Elle finit, dans le souvenir que j’en conserve, par faire quasiment partie du livre.
6. « Donner raison » à ces critiques désagréables, voire injurieuses, il ne faut rien exagérer ! Mais qu’il y en ait certaines que je relise, aujourd’hui, d’un œil un peu différent, c’est certain. Ainsi, par exemple, celles qui s’en prenaient à l’excès de lyrisme de mes premiers livres. Il y avait à l’époque, dans ma langue, quelque chose de surécrit, presque de déclamatoire, qu’Edgar Morin avait pointé. Ou Régis Debray. Et que je n’aime plus trop, aujourd’hui, moi non plus. A part ça ? Sur le fond ? Je vais vous paraître présomptueux, mais tant pis. Je n’ai pas le sentiment, depuis trente ans, d’avoir commis d’erreur théorique ni même politique majeure. Et je ne vois donc pas de procès auquel je sois tenté de donner rétrospectivement raison.
7. Les clichés qui « m’agacent le plus », ce sont les clichés ad hominem. Ceux qui me confondent avec celui que, après Proust, j’appellerai mon « moi social ». Ou, avec Malraux, ma « marionnette ». C’est si bête !
8. Oui, naturellement, j’ai lu les critiques du livre de ma fille. Mais, là encore, les vraies critiques. Celles qui se sont attachées, non à ses supposées « clefs », mais à ce ton inimitable qu’elle est en train d’inventer. Elles m’ont touché, ces critiques, au-delà du concevable. Elles m’ont fait plus plaisir que celles qui louent mes propres livres. Que ma fille soit reçue de cette manière, que des écrivains la traitent comme une des leurs, que de grandes voix se soient, en France et ailleurs, élevées pour saluer l’arrivée dans le paysage des lettres de cette toute jeune fille qui est ma fille et dont j’admire les livres d’autant plus qu’ils ne me ressemblent pas, voilà qui, pour moi, fut véritablement bouleversant.
9. Une fois pour toutes ? Jamais.
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