J’ai rencontré Barack Obama il y a exactement cinq ans.

Et je suis si impressionné par cette rencontre, si frappé par ce qu’il me dit ainsi que par ce ton à la fois consensuel et tranchant, pacificateur et sans concession, dont nous savons désormais qu’il est sa signature, que j’en tire un portrait que j’intitule « Un Kennedy noir » avant que les éditeurs du magazine auquel je le destine ne me signifient, gentiment mais fermement : vous pouvez faire les prédictions que vous voulez ; vous êtes libre de vous ridiculiser en allant pêcher un parfait inconnu ; mais, de grâce, pas touche à l’icône ; hands off le saint patronyme des Kennedy ; en sorte que je change, effectivement, mon titre qui devient, non plus « Un Kennedy », mais « Un Clinton » noir – je ne me le suis jamais tout à fait pardonné…

Car, dès ce jour-là, tout était dit.

Cet homme avait la trempe, non seulement d’un président, mais d’un réformateur de haut vol.

Cet intellectuel appartenait à une tradition qui, dans le débat qui a toujours divisé l’Amérique et qui consiste à savoir si elle invente une civilisation nouvelle ou si elle reste spirituellement européenne, plaide pour l’Europe, l’ancrage européen, la fidélité du Nouveau Monde à l’Ancien et à ses valeurs.

Ce fils de père musulman qui tint à me raconter, ce jour-là, comment l’image du peuple d’Israël revenant sur sa terre après des siècles d’exil est de celles qui, dans l’enfance, ont forgé son caractère et son âme, était le seul de tous les leaders américains que je rencontrais capable de prendre à bras-le-corps l’insoluble problème posé par le conflit israélo-palestinien.

Et s’il y avait bien quelqu’un enfin qui, parce qu’il appartenait à l’une de ces minorités visibles qui composent le peuple américain, était en mesure d’adresser à la planète un message de fraternité et d’espoir, c’était encore et toujours lui – d’autant que, n’étant ni fils ni descendant d’esclaves, il pouvait faire cela sans rallumer, aux États-Unis même, la guerre des races et des cultures.

Telle était l’équation existentielle de celui qui est devenu, entre-temps, le 44e président des États-Unis.

L’antiaméricanisme étant la formule sacramentelle de la religion des temps modernes, je ne voyais que lui pour allumer le contre-feu.

Cinq ans plus tard, nous en sommes là.

Je ne parle pas de la fermeture de Guantanamo, retardée mais annoncée, et qui est un des messages forts que le monde attendait.

Je ne parle pas de la colossale erreur irakienne qu’il a commencé, sans délai, de conjurer – faudra-t-il seize ou dix-neuf mois pour rapatrier les derniers GI’s ? le symbole, en tout cas, est là ; et, pour ce Président-symbole, pour cet homme qui parle par symboles comme d’autres par signes, concepts ou images, c’est, évidemment, l’essentiel.

Je ne parle même pas de cette question pakistanaise sur laquelle il m’interrogea ce matin d’il y a cinq ans (je venais de publier mon enquête sur Daniel Pearl) et dont nous convînmes qu’elle était la plus brûlante du moment (je retrouve, dans mes notes, une blague de ce très jeune Obama sur le renversement « pakistanais » de la formule léniniste célèbre – non plus « les soviets plus l’électricité » mais « le jihad plus le nucléaire militaire ») : il l’a tout de suite prise en compte, cette question – récoltant, en retour, la haine sans merci de toutes les branches constitutives d’Al-Qaïda.

Le plus fort c’est la façon dont il a, en quelques heures et quelques mots prononcés, ce samedi, face aux 9387 croix blanches du cimetière américain de Colleville, mis fin au malentendu qui empoisonnait, depuis huit ans, les relations de l’Amérique avec l’Europe.

Le plus spectaculaire c’est ce discours de 55 minutes prononcé, l’avant-veille, dans l’enceinte de l’Université du Caire, et qui a mis fin à l’enseignement du mépris en vigueur, depuis le 11 Septembre au moins, dans les rapports avec l’Islam et avec ce qu’il a appelé – grande première dans la bouche d’un chef d’Etat occidental – le « saint Coran ».

Et puis il y a eu enfin Buchenwald où, sous l’œil d’Elie Wiesel, il a prononcé les mots que l’on attendait au lendemain de ce discours d’hommage au monde musulman : pour l’équilibre ? non, pas pour l’équilibre ; car s’il y a bien une volonté qui m’a tout de suite frappé, lors de notre rencontre d’il y a cinq ans, c’est la volonté de rompre avec cette saloperie, cette gale, cette lèpre des âmes et des cœurs, qu’est la concurrence des victimes, et donc l’équilibre des mémoires, et donc l’obligation que l’on se fait de donner à celui-ci une dose de compassion égale, exactement égale, à celle que l’on a donnée à celui-là ; rien de tel chez Obama ; rien de tel dans le discours de Buchenwald ; rien qui s’apparente à ce souci apothicaire de doser, peser, répartir, la compassion ; la vérité ; juste la vérité ; et l’invitation faite au gourou mondial de la secte négationniste, Ahmadinejad, de faire, lui aussi, le voyage de Buchenwald – ce fut la fin de la séquence et c’était parfait.

Alors, on peut débattre de tel ou tel point.

On peut – c’est mon cas – non seulement discuter mais regretter ce qui a été dit, au Caire, du port du voile en Occident : Obama, en refusant qu’un gouvernement « dicte les vêtements » (sic) qu’une femme « doit porter », s’oppose aux principes de la laïcité à la française ; il déçoit les femmes qui, au- delà de la France, luttent pour l’égalité des conditions et des droits ; et il est en retrait, ce qui est un comble, par rapport à la position de Cheikh Mohammed Sayyed Tantaoui, imam de la mosquée al-Azhar et plus haute autorité, à ce titre, de l’Islam sunnite.

Mais il y a trois choses dont on peut et doit se réjouir au terme de cette tournée diplomatique.

La restauration de l’axe transatlantique que les années Bush avaient si fortement entamé : il l’a fait comme il est, avec le style qui lui est propre et qui est un style cool, à la fois élégant et décontracté, sans complaisance mais sans emphase non plus – une réconciliation froide, sans lyrisme, qui évite d’en rajouter dans la psychologie, la dramatisation des relations personnelles, le pathos ; quel repos !

L’enterrement de la hache de guerre de ce que Huntington avait appelé le clash des civilisations : il n’y a qu’un clash, a dit en substance Obama, et c’est le clash, interne à l’islam, qui oppose l’islam à l’islam – l’islam des assassins, des dictateurs, des fanatiques, d’un côté ; et l’islam de ceux qui, en face, se battent pour les droits de l’homme, la démocratie, les Lumières et le font à la façon dont, toutes proportions gardées, se battaient les dissidents du communisme ; enfin !

Et puis le fait que cet homme qui n’a jamais transigé et qui, à mon sens, ne transigera pas sur la sécurité d’Israël ne ménagera pas non plus sa peine, nous dit-il, pour aider à la naissance de ce second Etat, palestinien, que l’on attend depuis soixante ans et dont nous sommes nombreux à penser qu’il est la seule vraie garantie de sécurité, à long terme, pour l’Etat hébreu : il ne dit, à proprement parler, rien de très nouveau sur le sujet ; les mots, si on s’en tient aux mots, ne sont pas différents de ceux prononcés par ses prédécesseurs ; sauf que le ton est neuf, et l’enthousiasme, et le sentiment qu’il n’attendra pas, lui, comme Bush et Clinton, la dernière année de son deuxième mandat pour se souvenir de ses intentions.

Barack Obama a posé, en quatre jours, les paramètres d’une paix qui n’a jamais semblé à la fois si proche et si lointaine.

Et, pour les peuples, tous les peuples, de la région, il y a là une bonne et grande nouvelle, une source d’espoir, le début d’une ère nouvelle.

Je pèse mes mots.

Je suis, plus que quiconque, attaché à la cause d’Israël et, plus que quiconque aussi, soucieux de sa solitude, voire de sa vulnérabilité – en sorte que, oui, je pèse mes mots et ne peux les écrire, ces mots, sans avoir la plume qui tremble un peu.

Mais n’empêche.

Je pense que la solution des deux Etats est, pour les deux peuples, la moins mauvaise des solutions.

Et ce que je sais d’Obama, ce que je sais de sa biographie personnelle et de l’historique de ses positions sur la question, ce que je sais ou devine de celles et ceux qui l’entourent, ce que je sais d’un Daniel Axelrod qui portait, pendant la campagne, un badge Obama écrit en hébreu, ce que je sais, enfin, des promesses faites, le 4 juin 2008, devant les représentants de la puissante AIPAC, tout cela fait que j’ai confiance dans la volonté bonne du Président.

Peut-être le jour viendra-t-il où l’alliance historique des États-Unis et d’Israël se verra fragilisée.

Peut-être le moment finira-t-il par venir où le lobby antisioniste qui est, contrairement à la légende, aussi puissant aux États-Unis qu’en Europe, couvrira la voix des défenseurs de la fragile démocratie israélienne.

Mais nous n’en sommes pas là.

Et ce jour, s’il advient, n’adviendra pas sous Obama.


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