Elli Medeiros et BHL en 1987.
Elli Medeiros et BHL en 1987.

L’une chante, l’autre pas. Mais les deux occupent une place de choix dans le PAF (paysage audiovisuel français) et son inévitable mieux-disant culturel. Elli Medeiros a fait descendre le « Top 50 » dans la rue, en décembre dernier, avec son tube Toi, mon toit. Bernard-Henri Lévy pose en star à la « une » de Globe pour la sortie de son très discuté Éloge des intellectuels. Si L’Événement du jeudi a choisi de faire se rencontrer ces deux « vedettes » que le succès rapproche, c’est tout simplement parce que l’un de se contente pas d’être une vendeuse de 45 tours et que l’autre n’est pas seulement un intellectuel en chambre. Mais voilà : en fait de dialogue, ce sont deux mondes parallèles qui paraissent ici hermétiques l’un à l’autre. Pourquoi ? Elli Medeiros et Bernard-Henri Lévy s’expliquent.

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Dans l’Éloge des intellectuels, Bernard-Henri Lévy, vous écrivez : « Geldof ou Coluche, si l’on préfère, ont leurs mérites. Ils ont leur talent. Ils ont, eux aussi, leur métier. […] Pour le reste, il faut qu’ils se taisent. » Qu’est-ce qui se passe ? Les chanteurs vous font de l’ombre ?

Bernard-Henri LÉVY : Mais non, bien sûr. Quand Elli Medeiros prend la parole pour SOS Racisme ou lorsqu’Yves Montand tient des propos sur les systèmes totalitaires d’aujourd’hui et sur les droits de l’homme, je m’en félicite. C’est une bonne chose. C’est un renfort inappréciable. Le fait que nous soyons tous d’accord sur un stock minimal de valeurs démocratiques est un progrès infini dont il n’y a pas lieu de se plaindre. Là où il y aurait un problème, c’est si demain l’un tenait lieu de l’autre, si demain les gens pensaient que le message de Montand peut les dispenser de lire Albert Camus… Or, c’est un risque que nous frôlons parfois de bien près.

Elli MEDEIROS : Vous savez, des tas de personnes n’auraient rien lu si nous, les chanteurs, n’étions pas là. C’est quand même un sacré progrès que des artistes qui ont un certain public parlent d’autre chose que de rythmes et de refrains ! Ce n’est pas parce que nous donnons notre avis que cela va empêcher le public de se tourner vers les philosophes. C’est même, à mon avis, plutôt le contraire… Si SOS Racisme n’avait pas été « médiatisé » par des vedettes du « Top 50 », il n’aurait jamais eu l’impact qu’il a aujourd’hui.

Et vous, Elli Medeiros, vous n’avez pas le sentiment que, par ses apparitions à la télévision, sa façon un peu académique de lancer des débats, Bernard-Henri Lévy se situe sur le même terrain que vous ?

EM : Maintenant tout le monde a un comportement médiatique. Tout le monde soigne son aspect : BHL, on connaît sa coiffure… Mais je n’ai pas pour autant l’impression qu’il envahisse l’écran et prenne notre place. Alors que lui, on dirait qu’il pense que nous occupons la sienne.

BHL : Mais non, voyons. J’ai souhaité dès le départ que le parrainage de SOS Racisme soit étendu à des gens comme Coluche, Renaud ou Jean-Jacques Goldman. Loin de croire qu’il y avait un terrain à défendre ou une plate-bande à sauvegarder, cette proximité entre chanteurs et intellectuels m’a semblé capitale. Mais proximité ne veut pas dire confusion !

EM : Chacun chez soi, en quelque sorte.

BHL : Le travail de la pensée, la discussion sur les fins dernières, la réflexion philosophique ont leurs règles, leurs spécificités, et il ne suffit pas, pour les mener à bien, de bonne volonté ou de bons sentiments. Moi, ce que j’aime le plus au monde, ce sont les livres. J’aime les livres. Je les désire. Je vis dans leur familiarité extrême. Il y a des gens comme ça, que voulez-vous ! Et ils ont un rôle spécifique à jouer dans la Cité. Ce n’est pas une concurrence. C’est autre chose. Allan Bloom estime que lorsqu’un chanteur prend la parole c’est autant de moins pour un intellectuel. Ce n’est pas mon avis. Je ne peux pas être d’accord avec ces nouveaux puritains d’outre-Atlantique pour qui le rock rend sourd et empêche d’entendre la bonne musique ! Moi, j’écoute les deux ! Je lis de la BD et de la littérature dite noble ! Prenez Renaud et Bach : il faut surtout ne pas les mettre sur le même plan en expliquant qu’ils sont porteurs de la même intensité culturelle ; cela étant posé, il serait également absurde de clamer qu’au nom de Bach on n’écoute pas Renaud !

EM : Toujours est-il que si bien des choses ne tournent pas rond, c’est peut-être parce que les gens ne pensent pas assez. Je ne comprends pas bien pourquoi il faudrait qu’il y en ait qui pensent et d’autres qui assument d’autres tâches.

BHL : Une véritable « pensée » suppose un passage par des textes, une tradition. Un travail philosophique ne vient pas tout seul, ne tombe pas du ciel et n’a rien à voir avec des idées spontanées. La philosophie n’est jamais spontanée.

Si demain Elli Medeiros entreprenait de faire de votre livre une chanson, vous seriez choqué ?

BHL : Laurent Voulzy l’a déjà fait. C’était très bien. Et cela entre dans le processus probablement inévitable qui fait qu’une page de littérature ou de pensée devient publique, populaire, matière à slogans. Depuis dix ans, le point de départ de mes livres a toujours été cette révolte contre la façon dont on a réduit, simplifié ma pensée. J’ai chaque fois envie de dire : « Non, ça ne va pas ! Je ne suis pas des vôtres ! »

EM : Parce que vous avez l’impression que les gens comprennent autre chose que ce que vous avez voulu dire ?

BHL : Parce qu’il y a une entropie de la pensée. Notre pente naturelle nous pousse aux stéréotypes, aux slogans. L’écrivain ou l’intellectuel doit résister à ce mouvement naturel.

EM : Vous nous expliquez que les intellectuels sont là pour diriger, expliquer, conseiller. Et en même temps vous ne voulez pas que vos idées entrent dans le domaine public ! C’est contradictoire, non ? C’est très bien que certains aient plus de temps pour réfléchir et se consacrer à la pensée, mais pourquoi chacun ne peut-il trouver d’idées par lui-même ?

BHL : Malheureusement, on ne trouve rien par soi-même. Les idées ne viennent pas de la vie. L’histoire de la pensée est décollée de la réalité. Les idées n’émergent ni de la rue, ni des petites fleurs, ni des petits oiseaux, mais des autres idées. C’est un processus en circuit fermé ! On aimerait mieux croire que l’idée prend naissance au tréfonds de soi-même, dans les émotions bouleversantes du quotidien, à partir d’une indignation saine et spontanée ou encore d’un coup de colère. Hélas, cela ne marche pas ainsi ! Les idées débouchent d’une réflexion sur un texte ou un livre. Il n’y a pas de gens plus ou moins proches des idées, il y a le fait que les idées ne sont proches que des autres idées.

EM : Bref, vous mettez d’un côté la réalité et de l’autre la pensée arbitraire. C’est dommage de couper ainsi. C’est un tout… Un jour, croyez-moi, vous prendre conscience de l’unité de ce tout et ça ira mieux.

Au fait, BHL, quelle musique écoutez-vous ?

BHL : Je n’en écoute guère. C’est une tare, un défaut, une infirmité. Il me manque une case ou un sens : je ne me vante pas de cette atrophie. J’en suis d’autant plus désolé qu’Elli Medeiros est là. C’est un peu goujat…

Et vous Elli, que lisez-vous ?

EM : La pensée orientale et le bouddhisme me fascinent. Je lis beaucoup de contes soufis et depuis que je suis petite j’ai un faible pour Les Mille et Une Nuits

Que pensez-vous de ce récent tir de barrage contre la culture rock responsable de crétinisation aiguë ?

EM : C’est récent ? Ah, bon, cela s’était arrêté à un moment ?

BHL : Je ne participe pas à ce « tir de barrage ». Ma position est, me semble-t-il, plus complexe. Le rock, source d’abêtissement ? On disait déjà cela du jazz dans les années 30. L’extrême droite et le PC tenaient à l’époque le même genre de propos. Alors…


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