Comment sembler de bon sens en étant brillant, comment se montrer intelligent en restant lisible, comment convaincre sans faire violence à ses lecteurs, vous le savez, Monsieur, puisque votre Éloge des intellectuels rassemble dans ses cent cinquante pages les qualités que l’on aimerait trouver en tout temps chez l’écrivain et le journaliste, je n’ose pas dire le philosophe…

Quelque peu interloqué, malgré votre goût pour le siècle où vous êtes, de voir les Renaud, Tapie et autre Coluche devenir les maîtres à penser de la France, vous vous demandez d’abord si « la crise molle » que traverse l’intelligentsia, si son « discrédit », sa « disqualification sourde » ne sont pas le prélude à sa disparition.

Un monde sans intellectuels serait, nous dites-vous, une « catastrophe épouvantable ». Le mot ne fera rire que les imbéciles et les inconscients. Car vous nous rappelez à juste titre que « la présence d’intellectuels dans une cité moderne est une clé de la démocratie ». Un enjeu qui n’est pas rien. Votre inquiétude, votre ire – qui emprunte ici les chemins d’une impertinence retenue – nourrit une pertinente analyse de la confusion contemporaine fondée sur une « dilatation de la culture » sans aucune espèce de hiérarchie : tout valant tout, rien ne vaut rien. Et surtout pas ces quelques conditions d’existence de cet « animal plutôt moderne » qu’est l’intellectuel : la foi dans la raison, la vérité en majesté, le pari sur la justice et celui sur les valeurs, la reconnaissance de la dignité d’une culture généraliste et de l’utilité du magistère.

Vous êtes trop averti de la chose politique pour ne pas voir le caractère conservateur, rétrograde même de vos regrets. C’est pourquoi peut-être, aux belles pages que vous consacrez à l’engagement comme figure de l’abjuration intellectuelle (« misère de l’engagement » dites-vous justement) vous ajoutez la confusion d’un « honneur de l’esprit », d’un « appel de l’universel » aussi vague que douteux. Qu’est-ce qui vous permettra de dire qu’un intellectuel fasciste, une espèce comme vous ne j’exècre mais là n’est pas la question, est moins « intellectuel » qu’un autre penseur engagé, si vous ne posez résolument l’individu, sa liberté, son unicité comme valeurs indépassables ?

Je crois en fait qu’un mot essentiel est absent de votre Éloge même si vous tournez autour : c’est celui d’humaniste. Il est vrai qu’à Paris, il fait rire. Mais lorsque, dans un beau mouvement de style, vous nous dites : « L’homme c’est… » vous définissez d’une manière aussi exacte que moderne l’humaniste parfait tel que l’Occident a tenté de le dessiner au fil des siècles, à travers ses erreurs, ses crimes et (merci de l’avoir rappelé) sa grandeur. Cet humaniste – ou pour reprendre votre langage, cet « intellectuel du troisième type » – en s’opposant « à la marée des stéréotypes » qui est en train de nous submerger, saura ne céder sur la pensée. Mariant, comme vous dites, l’ancienne éthique de conviction à une éthique de responsabilité, accueillant la modernité « cathodique » sans démagogie mais dans médiaphobie, léger de cœur (le « gai savoir »…) mais pessimiste de raison, peut-être saura-t-il alors modeler les nécessaires valeurs dont vous avez eu le courage de rappeler l’existence aux besoins d’un libre avenir. En tout cas, c’est de cela que votre livre, Monsieur, nous donne l’appétit…


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