Il faut que cette initiative fasse date.
Et je pense qu’elle le fera.
Parce que le symbole est fort.
Parce que le message est éclatant.
Et parce que je ne vois pas de vrai précédent à la démarche de Franca Sozzani.
C’est l’une des premières fois, soyons clairs, qu’un magazine à ce point lié au monde, non seulement des heureux, mais du luxe, vient à la rencontre de l’autre monde – celui des damnés, des déshérités, des derniers des derniers, des habitants de ce trou noir où, comme dans les galaxies mortes, tourbillonne le pire.
C’est la première fois qu’une directrice de la publication annonce d’entrée de jeu que ce numéro « sur » l’Afrique sera aussi un numéro « pour » l’Afrique puisque les bénéfices de l’entreprise, le produit de la vente de ce volume exceptionnel, iront, pour une large part, alimenter les projets d’aide concrète défendus, ici même, par des hommes aussi différents que Walter Veltroni, George Clooney, Matt Damon ou Quincy Jones.
Et c’est la première fois aussi qu’est si méthodiquement entrelacé le double fil qui, ensemble, tisse l’intrigue du continent et fait son paradoxe : d’un côté la tragédie, le martyre, la déréliction de peuples que l’on dirait voués à une désolation définitive – de l’autre, l’espoir de ceux qui se refusent à baisser les bras, qui n’admettent pas que là soit le dernier mot des peuples africains et qui entendent œuvrer à ce que ce lieu de toutes les misères vienne, à l’horizon du siècle qui commence, apporter sa contribution au concert, au dialogue, à l’enrichissement des civilisations.
Nous engageons ce débat, ici même, avec Bob Geldof (je devrais dire, pour être précis, que nous le poursuivons car nous l’avons, en réalité, déjà engagé, il y a un peu plus de vingt ans, dans des termes à peine différents, au moment et à propos de la grande famine éthiopienne).
J’insiste, parce que je les ai trop souvent côtoyés pour pouvoir les effacer de ma mémoire, sur les charniers, les ossuaires, les grands cimetières sous la lune africaine, les génocides, bref, le régime de la mort qui, du Zimbabwe au Sud- Soudan, de l’Angola au Burundi, ou du Liberia à la Sierra Leone ou aux monts Nouba, domine le continent et ne peut, selon moi, se comparer à aucun autre.
Bob insiste, parce que c’est son tempérament et que c’est, aussi, la part de vérité dont il se sent tenu de témoigner, sur la vitalité, la jeunesse, le potentiel économique et culturel, l’intelligence collective et individuelle, la ressource, d’un continent dont il se refuse à admettre qu’il soit partout, comme au Darfour ou comme, hier, au Rwanda, en train de lâcher la corde qui le relie à l’Universel.
Nous sommes tous les deux, en fait, dans le vrai.
La vérité, si j’ose dire, se tient à égale distance du pessimisme de l’un et de l’indomptable espérance de l’autre.
Je sais que Bob a raison de compter sur ces peuples à la fois « jeunes » et « premiers » qui seront, si nous ne les sacrifions pas sur l’autel de nos égoïsmes, le moteur de la création de richesse et de culture dans les prochaines décennies : le monde exsangue qui se prépare, cette planète surpeuplée et, à terme, affamée que nous avons, tel le désert selon Hölderlin, laissée croître étourdiment, ne serait-il pas bien bête, et bien suicidaire, de les priver de ces pays-mondes, riches en matières premières, en ressources de toutes sortes, en terres, qui constituent l’Afrique d’aujourd’hui ?
Bob sait que je n’ai pas tort de m’inquiéter de ce climat crépusculaire, de ces paysages de fin du monde, de ces mondes désorbités, bons pour tous les incendies et où l’homme redevient un loup pour l’homme, qui sont, pour le moment, le lot de cette souffrante et ténébreuse Afrique : quelle est la différence, lui dis-je, entre les guerres africaines et les autres ? dans toutes les autres guerres, au moins peut-on compter les morts, les nommer, leur donner des funérailles décentes, les envisager ; dans toutes les guerres d’aujourd’hui et, à l’exception de la guerre hitlérienne contre les juifs, dans toutes les guerres d’hier, au moins les morts gardaient-ils, jusque dans la tombe et l’outre-tombe, un reste d’identité sur lequel pouvaient compter les survivants et que, pour l’heure, ils archivaient ; avec ces guerres-ci, avec ces guerres d’Afrique bizarrement indéchiffrées, avec ce massacre du Darfour dont on répète, depuis trois ans, mécaniquement, comme sur un disque rayé et comme si l’on s’était résigné à ne plus compter du tout, qu’il a fait « trois cent mille morts », adviennent des massacres dont il faut bien admettre que les victimes y sont sans nombre, sans nom, sans visage et, par conséquent, sans tombe ni repos ; et cela, qu’on le veuille ou non, est le signe d’une spécificité dont je ne connais qu’un précédent – toutes proportions gardées, les tueries sans reste ni trace, sans même corps du délit, des camps d’extermination nazis.
Merci à ce journal d’avoir permis à ces deux points de vue de s’exprimer.
Merci d’avoir fait qu’ils puissent se tresser l’un à l’autre, se mettre au péril et au rouet l’un de l’autre.
Au moins avons-nous, ce faisant, conjuré le piège le plus redoutable qui était celui de l’idéologie et qu’évitent tous les intervenants du numéro.
Le salut de l’Afrique passe, d’une certaine manière, par là.
Il passe par le pragmatisme méthodique de militants du quotidien qui se sont guéris des messianismes et des grands récits d’antan – type marxisme.
Il suppose le refus de cette autre forme d’idéologie, née dans l’exaltation des luttes anticoloniales, qu’on appelle le différentialisme et qui, imputant tous les malheurs de l’Afrique à l’Europe, lui tracent un destin entièrement disjoint de celui de l’idée européenne – idéal démocratique compris.
Et il sera le fait d’hommes et de femmes attentifs, je le répète, à ces deux faces indissociables du réel africain contemporain que sont, d’un côté, un afropessimisme qui, seul, permet d’ouvrir les yeux sur les génocides impunis ou qui menacent dans une Afrique dont le reste du monde, trop souvent, se fiche – et, de l’autre, un optimisme de la volonté qui est le vrai credo de ces nouveaux citoyens du monde que sont les jeunes Africains qui apparaissent dans ces pages et auxquels nous aurions mauvaise grâce à ne pas répondre sur le même ton.
Telle est la formule, et tel est le ton, de ce numéro très singulier.
Telle est la chimie qui lui a permis de prendre forme et de trouver sa voix.
Et telle est la raison pour laquelle il a su fédérer tant d’enthousiasmes disparates et, soudain, miraculeusement convergents.
Bravo.
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