Bien sûr, il y a l’aspect purement et simplement électoraliste de l’affaire.

La manœuvre à peine voilée pour entamer les bases où se tenait Chirac, le « prévôt » récalcitrant.

L’étrange mélange de candeur, de sottise, d’aveuglement qui l’a surtout, et au bout du compte, mué en héros et en martyr.

Cet invraisemblable nœud d’intrigues ; d’intérêts, de menus trafics et calculs dont on ne devine que trop combien il a pu peser, à l’heure des choix, sur les responsables de l’Etat.

Bref, toutes les raisons, toutes les explications, tous les bas motifs que l’on voudra et qui font déjà, à eux tout seuls, un assez beau cortège à cette piteuse « bataille de Paris » où s’embourbe, depuis quinze jours maintenant, le chœur de nos socialistes.

Et pourtant, chacun le sent bien, cela ne suffit pas. Cela n’a pas — ne peut pas avoir — tout à fait suffi. Il a fallu autre chose, manifestement, pour rendre compte de tant d’erreur, d’acharnement dans la bévue. Et cet autre chose, quoi qu’on en dise, avait probablement, et comme d’habitude, à voir avec l’idéologie…

*

Oui, insigne puissance, ici aussi, du parti pris idéologique.

Certitude touchante, quasi théologique, que c’est ainsi et pas autrement que se défendra, à Paris, l’idéal républicain.

Assurance absolue, sans preuve ni vraiment de mots, que la démocratie exige des pouvoirs éclatés, morcelés, plus proches des citoyens.

Et vieille, très vieille idée, qu’ils ont tous chevillée au corps, selon laquelle un homme est réputé d’autant plus « libre » qu’il « participe », comme on dit, au lien qui l’assujettit.

Jospin est parfaitement sincère, j’en suis sûr, quand il se drape dans la pose du défenseur des libertés. Sarre et Mauroy ne mentent pas quand ils affirment leur souci, leur amour de la démocratie. Aucun n’aurait pris le parti ni surtout le risque qu’il a pris sans être profondément convaincu qu’en divisant Paris en vingt on multiplie, par vingt aussi, la chance et la ressource de la démocratie française. Et c’est là-dessus, sur cette conviction, sur cette image convenue, et presque superstitieuse, qu’on aurait dû, me semble-t-il, porter l’essentiel du procès justement et du débat adressé aux socialistes.

Car enfin, est-elle si évidente cette image d’une démocratie qui aurait pour condition l’émiettement de ses instances ?

Est-il si libre que cela le sujet qui collabore à la définition de sa sujétion ?

Ne pourrait-on dire le contraire, aussi bien, et redouter le piège qui se referme quand, organiquement associés au principe de notre servitude, nous nous retrouvons désarmés dans le mouvement et le moment même où l’on prétend nous consacrer ?

Un philosophe comme Rousseau pensait quelque chose comme cela. Tout son Contrat social n’est rien, si l’on y songe, qu’une méditation sur le paradoxe d’une « souveraineté » qui, dans la mesure où elle me fait roi, m’interdit toute espèce de révolte ou de recours. Toute la philosophie contractualiste du XVIIIe n’a jamais rien fait, sans doute, que décliner cette formule géniale, et à l’efficacité si prodigieuse, qui, plaçant l’individu au foyer même de la loi, l’astreint à un cercle, une boucle diabolique où se marque comme jamais la nécessité de son oppression. Et même si ce n’est ni l’heure ni le lieu de trop longues analyses de philosophie politique comparée, je ne peux pas ne pas être troublé de voir nos professeurs socialistes si insoucieux de leurs classiques et nous répétant à l’envi, comme si de rien n’était, leurs douces et belles fables sur les supposées vertus du pari « décentralisateur »…

*

Dommage également, pour ne pas dire tragique, qu’ils n’aient pas davantage réfléchi aux leçons du totalitarisme.

A cette constante absolue qui fait qu’il a partout, toujours, en tout lieu et en tout temps, parié lui aussi sur un rapprochement de ses victimes et du principe de leur malheur.

A cet authentique souci de décentralisation des semonces qu’on retrouve, de Hitler et Staline à nos jours, chez tous les grands paranoïaques dont le siècle a accouché.

Ou à ce modèle consommé de fliquage, de quadrillage, de réduction généralisée du social en tant que tel, que les socialistes les plus avancés, les plus élégants, les plus pervers peut-être, ont pris l’habitude de nommer du noble nom d’« autogestion ».

Écoutez ce que nous en disent donc les exilés yougoslaves par exemple ! Ce qu’ils pensent d’un régime où l’on a, de fait, rendu au peuple une bonne partie du pouvoir que l’institution politique, séculairement, lui confisquait ! Cet univers irrespirable, peuplé de suspects en même temps que d’inquisiteurs, où, à l’Etat monumental d’autrefois, se substituent des milliers, des millions de micro-Etats. L’éclat de rire qu’ils opposent du coup, au rêve de ceux qui, ici, parmi nous, en appellent au pieux miracle d’une démocratie de base retrouvée ! Et l’acharnement avec lequel ils nous disent tous, « dissidents » du monde entier, que l’homme libre c’est toujours d’abord l’homme privé — et cet homme privé, lui-même, un homme qui, littéralement, se veut privé de pouvoir !

*

Évidemment, nous n’en sommes pas là.

Et d’eux à nous, cela va de soi, la conséquence est plus que douteuse.

Reste, pourtant, que la logique n’est pas profondément différente.

Que c’est dans cet horizon, qu’ils le veuillent ou non, que pensent nos théoriciens « autogestionnaires », « régionalistes » ou « néo-démocrates » à la française.

Que la mécanique est implacable, j’en ai bien peur, qui, en mettant le pouvoir en miettes, ne fait jamais que semer, disperser le germe de la terreur.

Et que la leçon est là, imperturbable elle aussi, qui veut qu’en abolissant l’écart entre gouvernants et gouvernés, on ne fasse à terme, et au mieux, que des esclaves heureux ou d’innocents bourreaux.

Pourquoi ne pas convenir que, face à cela, mieux vaut un Etat lointain, séparé, spectaculaire ? Qu’à lui au moins on peut s’opposer, résister ? Et que cette résistance est d’autant plus efficace qu’elle s’autorise des plages de droits qui, dans les régimes libéraux, prolifèrent dans son ombre, ses marges ou son revers ?

Une tâche pour la gauche, alors : renoncer une fois pour toutes à son obsessionnel souci d’« élargir » la démocratie ; admettre enfin pour de bon que nul ne l’a jamais priée d’en « approfondir » les contenus ; cesser de nous rebattre les oreilles de ses mirobolantes méthodes pour rendre « plus concrètes » des institutions exsangues, bureaucratiques, trop éloignées du peuple et de son divin vouloir ; et se faire à cette idée neuve, inédite, presque subversive peut-être, qu’il n’y a jamais eu — et qu’il n’y aura probablement jamais — de démocratie que formelle, vouée à la pure forme de la loi et se faisant glorieusement vertu de ce formalisme conséquent.

*

Tout change à partir de là.

Pour juger un régime, on s’intéresse moins au rapport de ses gouvernants à leurs gouvernés qu’à la forme de la Loi au nom de quoi ils règnent.

La bonne question n’est plus de savoir d’abord si une constitution est fidèle ou non au vœu de ses mandants, mais ce que vaut sa référence à l’ordre symbolique qui, en même temps qu’il l’institue, circonscrit son arbitraire.

Le problème n’est pas, n’est plus seulement de savoir qui, au juste, exerce la dictature : mais comment concevoir un Etat pour que ses dirigeants, bons ou mauvais, fassent le moins de dommages et de ravages possible.

Le meilleur des régimes n’est pas le plus souverain : c’est celui qui, à l’idéal de souveraineté, préfère l’idéal de justice et le juste recours légal quand menace le despotisme.

Et la vraie démocratie, à ce compte, cesse d’être, comme on le croit toujours, le contraire de l’autocratie ou de l’oligarchie : mais l’inverse du caprice, de l’Etat du bon plaisir, la forme de l’universel encore contre l’illégalisme des chefs ou le terrorisme aveugle des foules.

Tout cela est loin, sans doute, des humbles péripéties de la « bataille de Paris ». Et je doute que les opposants au projet gouvernemental soient plus au fait de ces enjeux que ne le sont ses partisans. Mais je n’en crois pas moins que le cœur de la question est ici ; que ce sont là les termes du vrai débat qu’il faudra bien, un jour ou l’autre, se décider à poser ; et qu’ils demeureront, eux, inévitables et insistants, lors même que se seront tues les vaines clameurs d’une polémique politicienne.


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