La Syrie de 2024, c’est un peu la Libye du printemps 2011. Et j’ai, on l’admettra, une certaine idée de la situation.

Je ne suis, cette fois, pas sur le terrain.

Mais je sens, à distance, la même joie populaire.

Je devine les mêmes regards de souffrance et d’espérance.

J’ai vu et, donc, j’imagine les mêmes scènes d’ouverture des prisons avec leurs centaines de femmes et d’hommes torturés presque à mort, tirés de leurs geôles et titubant dans la lumière.

Et elle est belle, l’image d’un peuple que l’on disait voué à une servitude éternelle et qui secoue ses chaînes, se remet en mouvement et rentre dans l’Histoire.

Kadhafi était un dictateur.

Mais Assad, parce qu’il a eu les mains encore plus libres, parce que les États-Unis, sous Obama, l’ont laissé impunément faire usage d’armes chimiques contre son peuple et parce que les seules ingérences étrangères qu’il ait eu à connaître avaient pour but, non de l’arrêter, mais de l’encourager et de l’enrôler dans l’armée du crime irano-russe – Assad, donc, était devenu un Kadhafi en pire : une centaine de milliers de disparus, des centaines de milliers de tués, des millions de déplacés et, dans les chambres de torture, un raffinement extrême dans la cruauté.

De sa chute, et du démantèlement subséquent du fameux « croissant chiite » qui constituait l’ossature de l’impérialisme iranien, comment ne pas se réjouir ?

Après, comme en Libye, apparaissent de redoutables questions qu’il faut poser sans délai.

Qui est Al-Joulani, le nouvel homme fort de Damas ?

Que signifie avoir été membre d’Al-Qaïda et ne plus l’être, figurer sur les listes antiterroristes occidentales et avoir « pris ses distances » avec le terrorisme ?

N’a-t-il pas donné, et ne donne-t-il pas toujours, maints signes de son appartenance à l’autre internationale liée, non à l’Iran, mais au Qatar, au salafisme et au frérisme ?

La Turquie d’Erdogan qui a, dans la région d’Idlib, mis en couveuse ses escadrons avant, ces dernières semaines, de les lâcher sur les armées fantômes d’Assad, vaut-elle tellement mieux que l’Iran des ayatollahs ?

Et faut-il être cynique et animé par le plus égoïste des souverainismes, pour dire, comme on l’entend partout : « djihad d’accord, mais national ! pas global, national ! pas chez nous, mais là-bas, chez eux, entre eux – en quoi ce terrorisme dans un seul pays devrait-il nous importer ? charbonnier n’est-il pas maître chez lui ? que nous fait un fondamentalisme qui ne tue qu’à domicile ? »

Pitoyable raisonnement.

Erreur de l’Occident qui, en fermant portes et fenêtres, en reniant son souci du monde, trahit ses propres valeurs et laisse prospérer des colonies de germes qui finiront par le tuer…

Alors ?

Alors, il y a trois tests, et la communauté internationale serait bien inspirée d’y soumettre sans délai Abou Mohammed al-Joulani et les siens.

Les femmes. L’éternelle question des femmes, cette autre moitié du ciel et de la terre, cet infaillible marqueur de la liberté et des droits. Auront-elles, dans la nouvelle Syrie, le droit d’aller et venir à leur guise ? Celui de se découvrir le visage ? D’étudier ? Si oui, un pas sera fait dans le sens de cet islam des Lumières pour lequel je me bats depuis toujours. Sinon, les djihadistes relookés de Damas ne seront que de nouveaux talibans.

Israël. Rien de cette révolution ne serait advenu sans Israël. Sans l’Ukraine non plus, tant sa longue résistance a contribué à affaiblir l’armée russe et à faire qu’elle n’ait plus la ressource, en Syrie, d’être engagée sur un deuxième front. Mais, plus encore, sans Israël car c’est Israël qui a détruit le Hamas, décapité le Hezbollah, décolonisé le Liban, fragilisé l’Iran, bref, brisé le croissant chiite dont la Syrie était une pièce maîtresse (et il est d’ailleurs piquant de voir les mêmes se réjouir de la chute de la dictature et hurler, contre toute raison, au « génocide » à Gaza…). La nouvelle Syrie saura-t-elle, sinon remercier Jérusalem, du moins remonter de l’effet à la cause et faire la paix avec son voisin hébreu ?

Et puis enfin les Kurdes. Mes chers Kurdes. Ce grand petit peuple, à cheval sur quatre États et établi, ici, dans la partie orientale de la Syrie. M. Joulani tendra-t-il la main aux Kurdes (ainsi qu’aux minorités chrétienne, druze, yézidie, alaouite) ? Inventera-t-il la nouvelle Syrie avec eux, Aldar, Fawza Youssef, Mazloum Abdi, héros de la guerre anti-Daech et images vivantes, dans cette région, de l’amour de la démocratie et du droit ? Ou laissera-t-il les milices ANS, armées par Erdogan et soutenues par l’aviation de celui-ci, continuer de tailler en pièces le Rojava à Manbij et, demain, à Kobané ? De deux choses l’une. Ou les nouveaux maîtres de Damas comprennent que l’avenir passe par la sanctuarisation du peuple kurde. Ou il faudra que le monde aille au bout de l’Événement en cours et, un siècle après le traité de Sèvres, reconnaisse, en Syrie et en Irak, l’indépendance du Kurdistan.


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