BERNARD-HENRI LÉVY : Tout ce que j’ai écrit, c’était par nécessité intérieure. Ce roman n’est que la continuation par d’autres moyens des livres précédents. Mais après ça, oui, j’ai un projet de livre de philosophie qui surprendra. Pasolini parlait du « devoir d’abjection ». Lorsque vos propres positions commencent à être reprises par des crétins et des philistins, alors il vous vient une furieuse envie d’aller ailleurs, où l’on ne vous attend pas. Il y a cela chez tout écrivain authentique. Et, aussi, un désir de désaveu. J’aime être applaudi, mais aussi désavoué. Il y a une secrète jouissance à être désavoué. C’est peut-être pourquoi chacun de mes essais désavoue l’image précédente de moi. La Barbarie a été lue et appréciée par un public de droite, qui a très mal reçu ensuite L’Idéologie française. Tout cela s’enchaîne selon une vraie et profonde logique…

CHRISTINE CLERC : Avez-vous remarqué que pendant que vous écriviez le paysage politique français avait changé ?

Oui. Je respire mieux ! Les communistes sont partis. Et la gauche rompt enfin avec ses vieilles lunes : avec cet occultisme bébête, ce socialisme ridicule en charentaises et béret basque sur fond de petite église de France et cette soi-disant latinité culturelle. Enfin, la gauche au pouvoir liquide le socialisme ! C’est une date dans l’histoire de France. J’aime bien Fabius pour cette raison : parce qu’il liquide le socialisme. Mais la conséquence probable, c’est que Mitterrand va « sauter ». Car c’est lui le fusible, maintenant. Il s’était trop identifié à ce socialisme-là.

Et moi qui vous croyais de gauche !

J’ai certes une sensibilité de gauche. Mais bien que Mitterrand m’ait demandé cent fois d’entrer dans des groupes d’experts, j’ai toujours été réticent à m’engager. Il y a une seule cause pour laquelle je suis mobilisable en permanence : Israël. Mais je suis avant tout un écrivain inorganique. J’ai toujours eu une répugnance irraisonnée envers tout ce qui ressemble au communautarisme. Mon vrai désaccord avec les socialistes vient de là : de leur fâcheuse tendance à être des sergents recruteurs.

Les communistes sont partis. Mais Le Pen arrive. Vous qui disiez : « Le Pen-Marchais même combat », cela ne vous inquiète pas ?

Notre chance, c’est que Le Pen n’a plus vraiment d’ambition. À quoi aspire-t-il au fond ? À la respectabilité. À devenir un ministre, traité avec considération et dont on salue la femme et les filles.

Et vous, à quoi aspirez-vous ? À être reconnu comme un grand philosophe ? À devenir un grand écrivain populaire ? À être une vedette de cinéma ? On va sûrement vous proposer des films ?

J’ai déjà joué un rôle, celui de Paul Denis dans une adaptation d’Aurélien d’Aragon. Mais je ne ferai pas d’autre film. Les Français sont tellement conformistes que cela nuirait à mon œuvre.

(Il a prononcé ce « mon œuvre » avec une gravité presque solennelle à la Chateaubriand.)

Votre œuvre ? C’est donc un monument ?

Un monument, oui, très important (il sourit, mais sans ironie aucune). J’ai hâte d’être vieux.

Pour la contempler tout entière avec orgueil ? Ou pour le plaisir de contempler dans ces miroirs (les deux grands miroirs du salon blanc, qui renvoient aujourd’hui à l’infini son profil de jeune dandy) une belle crinière blanche ? Mais dans quel monde vivrons-nous alors ? Comment voyez-vous l’avenir ?

Je crois un peu à ce que dit mon personnage, Benjamin, à la fin de mon roman : le soviétisme est loin d’être archaïque, il est devant nous. Les Occidentaux n’ont pas compris que les Soviétiques ont parlé d’« homme nouveau ». Mais c’est vrai qu’ils fabriquent un homme nouveau. Totalement communautarisé.

Pourtant, la réaction libérale en Occident et en France…

Je doute qu’elle aille loin car je ne suis pas sûr que les masses veulent la liberté. Je crois qu’elles veulent autre chose. Elles sont prêtes à tout sacrifier pour un petit bonheur.

MISE AU POINT DE BERNARD-HENRI LÉVY
Publié dans Le Figaro du 25 septembre 1984

Suite à l’interview de Bernard-Henri Lévy par Christine Clerc parue dans nos pages « En toutes lettres » du 21 septembre sous le titre « Enfin la gauche liquide le socialisme », Bernard-Henri Lévy nous prie de bien vouloir publier la mise au point suivante :

Je crains qu’un certain nombre de malentendus ne se soient glissés dans la libre conversation que j’ai eue avec Christine Clerc et d’où elle a tiré l’interview que vous publiez dans vos éditions du 21 septembre. J’en relève deux qui me semblent particulièrement fâcheux et qui concernent l’un et l’autre la personne du chef de l’État.

Primo je n’ai jamais, ni de près ni de loin, annoncé que « François Mitterrand allait sauter » pour s’être trop « identifié au socialisme » – propos qui eût été à la fois sot, vulgaire et contraire à ma pensée.

Secundo, je n’ai pas pu dire non plus que le même Mitterrand m’avait « demandé cent fois d’entrer dans le groupe des experts » pour la bonne raison que j’ai, quatre ans durant, de 1972 à 1976, très concrètement et très officiellement été membre de ce « groupe d’experts » qui travaillait à l’époque autour de celui qui était alors le premier secrétaire du Parti socialiste.

[BHL ne m’a pas précisé que, s’il a refusé les propositions de François Mitterrand, président de la République (participer à un groupe d’experts) il n’avait pas refusé, quelques mois auparavant, les mêmes propositions émanant de François Mitterrand, leader socialiste.

Notre conversation a été en effet très libre même si je n’ai cessé de prendre des notes que lorsque BHL me l’a demandé. Les propos qu’il m’a tenus alors sont évidemment restés « off the record ». Quant aux autres… sans doute aurais-je dû les atténuer. Mais, en respectant la vigueur de son style, j’ai cru respecter à la fois l’écrivain et le philosophe indépendant de tous les pouvoirs.]


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